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LE PRINCE CONSTANT.

traitable et sensible, tu m’as fait deux fois ton captif. — Ému de pitié pour ma douleur, tu me demandes quelle est la cause de mes soupirs. Je sais que le malheur que l’on confie en devient plus facile à supporter ; mais celui qui confie sa peine y cherche un soulagement ; et le mal que je souffre m’est si cher et si précieux, que j’aurais craint de l’affaiblir en en parlant. Mais il faut t’obéir ; car te celer quelque chose serait indigne et de toi et de moi. — Je suis neveu du roi de Fez. Mon nom est Muley Xeque ; ma famille est illustre par le nombre des pachas et des béglierbeys qu’elle a fournis. Destiné au malheur, je me trouvai en naissant entre les bras de la mort ; j’eus pour berceau une campagne déserte, et je naquis à Gelves l’année même où s’y perdit la flotte espagnole. Encore enfant je fus appelé près du roi mon oncle, et dès lors commencèrent mes disgrâces. Je vins à Fez ; une beauté que j’adorerai toujours y vivait non loin de moi. Nous passâmes ensemble nos premières années, comme si le sort eût voulu nous lier l’un à l’autre par des nœuds plus puissants. Ce ne fut point par un coup de foudre que l’amour enflamma nos cœurs ; humble, faible et timide, il les frappa plus sûrement que s’il eût déployé toute sa force ; et comme l’eau tombant goutte à goutte, finit par laisser sa trace sur les pierres les plus dures, ainsi mes larmes finirent par toucher ce cœur insensible, qui céda non pas à mon mérite, mais à ma constance. Je vécus ainsi pendant quelque temps, — rapidement écoulé, — m’enivrant de mille douceurs innocentes. Enfin je m’éloignai ; je m’éloignai, c’en est assez dire ; et en mon absence un autre amant est venu me donner la mort. Il est heureux, je suis infortuné ; il est près d’elle, je suis loin ; il est libre, je suis captif. Et maintenant tu peux juger toi-même si j’ai le droit de soupirer et de me plaindre du sort.

don fernand.

Brave et galant More, si tu la chéris comme tu le prétends, si tu l’idolâtres comme tu le dis, si tu as des craintes comme l’indique ta peine, si tu aimes comme tu parais souffrir, ton bonheur me paraît digne d’envie. Je te rends la liberté, et le plaisir que j’éprouve à te la rendre est la seule rançon que j’accepte. Retourne dans ta ville ; dis à ta dame qu’un chevalier portugais te donne à elle pour esclave ; et si, reconnaissante, elle veut acquitter le prix de ta délivrance, dis-lui que je t’ai remis tous mes droits ; recouvre ta dette en amour, et fais-en payer les intérêts. Déjà ce cheval qui était tombé de fatigue semble avoir repris son courage et sa vigueur. Et comme je sais ce que c’est que l’amour, et que je connais les tourments de l’absence, je ne veux pas te retenir plus longtemps. Monte à cheval, et pars

muley.

Je ne te réponds point. Celui qui offre avec tant de générosité, est assez flatté lorsqu’on accepte. Dis-moi, Portugais, qui es-tu ?