Page:Calloch - A Genoux.djvu/257

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20 Heures. — J’ai dû vous quitter, Lucien. Un pan de ma tranchée s’est écoulé vers deux heures, au moment où les canons s’étaient tus. Il a fallu aller examiner la question et diriger la réparation. Cela s’est fait petit à petit. Puis j’ai dîné, fait un bout de causette, décrotté mes godillots, et me voici à vous. Justement le bombardement vient, comme par hasard, de recommencer. Il était écrit que je vous écrirais au son de la musique !

Des obus pleuvent tout près, tout près. S’il en tombe un sur mon gourbi, cette lettre sera vite finie. Mes « murs » de terre tremblent sous les rafales. Demain il y aura du travail encore, dans ma tranchée. Nous sommes les castors, nous autres, qui rebâtissons sans cesse l’abri détruit. La guerre est la grande école de la patience.

Mais quelle vie splendide ! Savoir que chacun de vos pas, chacun de vos gestes, chacune de vos sueurs mérite à la Patrie un morceau de Victoire, de la victoire définitive, quel réconfort ! La guerre ennoblit. Les gens de l’arrière s’inquiètent parfois de notre « moral ». C’est très simple : en fait de moral, mes Bretons ne savent même pas qu’ils en ont un. Ils grognent bien parfois, alors je les eng… en breton. Mais ils travaillent toujours. Ceux qui reviendront de cette guerre nous créeront une race magnifique.

N’empêche que j’aime autant savoir que vous ne serez pas incorporé avant Mars. Comme cela vous éviterez l’hiver des tranchées, dont on n’a pas la moindre idée quand on n’y est pas. Mais aussi vous ne connaîtrez pas la jubilation intense d’être un monceau de boue, de disputer aux rats un peu de pauvre sommeil, de regarder en face la mitraille boche, d’eng… la misère, et de s’en f…

Allons, je me couche, car je suis de ronde à 3 heures. Je n’ai rien répondu à vos questions ? Bah ! Un s’en chargera qui me vaut bien : le temps. Et nous sommes de revue. En attendant je vous aime bien tel que vous êtes, — et je vous connais mieux que vous ne pensez. Bonsoir Lucien.

Votre tout ami : CALLOC’H.