Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/13

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et j’eus comme l’impression d’une force sereine.

Or cette force, chez Leconte de Lisle, fut tout intellectuelle. Elle lui permit de rester maître de ses pensées, d’en faire une part d’intégrité que les fatalités échéantes ne devaient point entamer.

— Songe donc, me disait mon oncle ; un homme qui ne gagne pas sa vie à quarante ans !

Il ne la gagna jamais, pas plus à quarante ans qu’à vingt ou qu’à soixante, en noble poète qui ne sait pas semer la graine de ses idées pour une récolte monnayée. Pendant de longues années encore, cinquante sous au moins lui manqueront, comme à Cervantes, pour compléter l’indispensable pièce de cinq francs, et l’on n’a pas le droit de dresser, ne fût-ce qu’en vingt lignes, le bilan de sa vie, sans inscrire à son avoir son interminable lutte avec la gêne. C’est sa part héroïque ; c’est le glorieux effort de sa conviction d'artiste contre l’impérieux destin ; c’est aussi le plus pur souvenir qu’ont gardé de lui tous ses amis.

Homme, il ne fut pas sans faiblesse selon le destin de tous les hommes, mais poète, il est sans péché. Non qu’il n’ait fait, comme tous les débutants, de pauvres vers qu’un ami maladroit n’a pas craint d’exhumer, piètres essais de jeunesse qui méritaient l’oubli dans lequel leur auteur les avait soigneusement laissés[1] ; il n’en sut pas moins exprimer très noblement ses pensées, et non seulement par le talent, mais aussi par la conscience littéraire, il fut impeccable.

Impeccable ! Ce mot a fait sourire bien des détracteurs ou des envieux, et cependant il résumait pour Leconte de Lisle le vrai but, la recherche constante, obstiné, de la perfection qui, dans la terreur des bassesses ou des banalités écrites, ne laisse jamais la plume mentir à la foi de l’artiste, au respect sacré

  1. Revue bleue du 10 juillet 1897.