Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/12

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Et c’est à peine si j’avais su le nom de ce noble inspiré qui semblait voué pour jamais au dédain des propriétaires. Aujourd’hui le nom de Leconte de Lisle éveille par sa belle sonorité l’écho d’une gloire discrète et pure ; mais il ne devait arriver à l’oreille du grand public que longtemps après l’époque que je rappelle, et ma légèreté d’enfant n’avait pas eu de peine à l’oublier. Toutefois, à défaut du nom, je me souvenais du visage, dont l’harmonie précise s’élait fixée dans ma mémoire.

Deux ou trois fois, en allant voir mon oncle aux jours de congé, j’avais croisé sous la voûte de la porte cochère celui qu’on appelait, dans la maison, « le pauvre Apollon ». On m’avait tant parlé de sa misère que je m’attendais à rencontrer une ces victimes de la Muse, telles que les romans du XVIe siècle nous les ont dépeintes en manteau qui montre la corde ; mais Leconte de Lisle ne laissait pas paraître la médiocrité de sa fortune sur ses habits, et sa mine fraîche, son maintien haut et droit, son expression tranquille lui donnaient cet air de stabilité jeune qu’il a gardé jusqu’à ses derniers jours.

Tel alors je l’avais vu, tel je le retrouvai treize ans plus tard, quand, au sortir des écoles, je lui fus présenté par Anatole France. Leconte de Lisle était de ceux qui ne semblent pas vieillir. Si ses cheveux châtains grisonnèrent, puis blanchirent, son front se conserva sans rides ; ses joues, toujours rasées de frais, gardèrent la plénitude de leurs contours et ses traits, qui n’eurent pas la dureté propre aux reliefs résistants, évitèrent pourtant de s’amollir.

Et tel il m’apparut encore moins d’un an avant sa mort. C’était dans le jardin du Luxembourg, où si souvent il a promené sa rêverie paresseuse ; il descendait l’escalier de la terrasse et, sous la clarté du ciel, ses carnations mates s’imprégnaient d’un tel éclat qu’on les eût dites modelées dans la lumière ; tous les plans de son visage n’en restaient pas moins fermes,