Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/47

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Qui, parmi ses amis les meilleurs, ses compagnons les plus familiers ou même ses bienfaiteurs, oserait se flatter d’avoir échappé toujours à son irrésistible besoin d’exacte définition et de mise au point pittoresque ? Quelques-uns eurent peine à lui pardonner cette spontanéité de critique impulsive dont ils se croyaient éclaboussés. Ils l’accusèrent de verve maligne, de causticité mauvaise. Après eux, Jean Dornis fait allusion à ce soi-disant esprit de rancune, à ce fond méchant. Simplement Leconte de Lisle était une sorte d’inconscient véridique, et la preuve en est dans le singulier contraste qu’il laissait paraître entre ses actions et ses idées. Ainsi, vivant en partie de pensions touchées sur des fonds de budgets publics, il n’éprouvait aucune gêne à se montrer intraitable envers tous les poètes pensionnés qui, disait-il, « faisaient cracher leurs plumes aux marges des ministères ».

Je ne saurais préciser exactement au sujet duquel de ces pensionnés, Théodore de Banville ou tout autre, à qui le département de l’Instruction publique faisait servir, par l’intermédiaire du bureau des secours, une douzaine de cents francs plus ou moins justifiés, mais je me rappelle avec quelle dignité Leconte de Lisle s’éleva contre les « poètes à gages », assez peu respectueux de leur pensée pour ne pas l’affranchir de toute influence intéressée.

Après la première représentation de Gringoire, il ne contenait pas sa colère contre le même Théodore de Banville, qui n’avait pas craint de ravaler la noble mission du poète en la rabaissant en public sous les largesses humiliantes et l’impertinente générosité d’un roi, d’un Louis onze. Il s’en allait, grommelant à l’adresse de l’auteur : « Le malheureux ! n’avoir su peindre qu’un mendiant ! » Et vraiment il exprimait par là sa conception du poète qu’il paraît des vertus les plus altières, du fier respect de soi-même, du libre sentiment qui ne se laisse pas asservir.