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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/11

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un mois je ne reçois aucune nouvelle, je reprends alors mes projets d’évasion !…

— Tiens, cette bêtise ! Est-ce que l’on peut penser à autre chose à bord d’un ponton ? Voilà, quant à moi, deux ans que j’y songe.

— Je ne conçois pas qu’avec une obstination pareille tu n’aies pas encore reussi.

— Et les traîtres, mon pauvre Garneray ! Tu ne sais donc pas que sur trente tentatives d’évasion il y en a au moins toujours vingt-neuf de dénoncées !… Il est probable qu’avant de pouvoir ficher notre camp nous ferons plus d’un jour de cachot. Tu verras, tu verras !

Deux mois s’écoulèrent, et nous n’entendîmes plus parler une seule fois de M. Thomas.

— Je ne conçois rien à ce silence, dis-je un jour à Bertaud. Le capitaine n’aurait-il point donc réussi, comme nous nous l’imaginons, à gagner la côte de France ?

— Possible, en effet, qu’il se tienne caché encore en Angleterre, me répondit Bertaud ; mais cela m’étonnerait. C’est un gaillard, tu as dû le voir par toi-même, qui ne manque ni de crânerie ni d’invention ; il est joliment malin, va ! Or, quand un homme comme lui est hors d’un ponton, on peut bien se dire qu’il aura su passer en France. Non, s’il ne nous donne plus signe de vie, c’est qu’il nous a tout bonnement oubliés.

— Oh ! ce serait une horrible ingratitude, Bertaud !

— Pourquoi donc ? Tiens, est-ce que tu crois, toi, par exemple, qu’un capitaine à terre n’a autre chose à faire qu’à s’occuper de deux pauvres diables de matelots comme nous, qu’il a connus en passant et par hasard à bord d’un ponton ? Ah ben oui ; avec ça que c’est rare les matelots… Notre capitaine s’occupe en ce moment sans doute de solliciter le commandement d’un navire ; s’il l’a même obtenu, c’est encore pis : alors il est accablé de besogne…

Bertaud, avec son gros bon sens, ne se trompait pas. Le capitaine avait heureusement regagné la France, et il nous avait oubliés. Je l’ai revu vingt ans plus tard : il était alors un personnage. Mon nom, lorsque je lui fus présenté en ma qualité de peintre de marines, n’éveilla pas un moment dans son esprit le souvenir du malheureux et obscur matelot à qui il avait serré la main jadis sur un ponton. Seulement, lorsque je lui eus raconté dans tous ses détails son évasion du Protée :

— Qui a pu vous instruire ainsi, monsieur ? me demandat-il.

— Monsieur, lui répondis-je, ce fut moi et un pauvre matelot breton, nommé Bertaud, mort bien malheureusement, hélas ! depuis, qui eûmes l’honneur, car nous étions vos deux seuls confidents, de hisser et de déposer sur la barque anglaise la barrique dans laquelle vous vous teniez caché.

L’ancien monsieur Thomas, à cette réponse, me regarda fixement, puis me tendant la main :

— J’ai été ingrat, me dit-il en rougissant ; me le pardonnez-vous ? Eh bien, pour me prouver que vous ne me gardez pas rancune, laissez là votre monsieur et traitez-moi d’ami.

Quinze jours après cette conversation, qui se prolongea pendant plus d’une heure, le vieux marin, père de Bertaud, presque aveugle et dans la misère, recevait une pension qui le mettait à même de vivre heureux et tranquille le reste de ses jours.

M. Thomas manquait de mémoire, mais il suffisait qu’on lui rappelât ses dettes pour qu’il sût les payer.

Je reviens à présent à mon récit des pontons.

Ayant enfin, après deux mois d’attente, perdu tout espoir de recevoir des nouvelles de M. Thomas, nous reprîmes, Bertaud et moi, notre idée d’évasion, et nous ne tardâmes pas à la traduire en action.

Après avoir examiné le ponton dans toutes ses parties, avec une attention minutieuse, nous choisîmes définitivement la place que nous comptions attaquer. C’était dans un endroit obscur, sous le faux pont, à fleur d’eau et presque sous les pieds des sentinelles qui montaient continuellement la garde dans la galerie extérieure qui entourait le Protée, que nous nous décidâmes à creuser notre trou.

Avant tout, nous dûmes forger les outils nécessaires à l’accomplissement de notre projet, ce qui ne laissa pas que de nous donner beaucoup de mal ; grâce à notre obstination, nous réussîmes cependant à faire avec deux grandes lames de couteau très plates deux scies assez fines et assez solides qui, avec un ciseau, des gouges, des vrilles et un maillet, complétèrent les moyens d’attaque dont nous avions besoin.

Aussitôt que nous fûmes possesseurs de ces ustensiles, nous nous mîmes sans plus tarder à la besogne ; nous commençâmes d’abord par lever une grande pièce de bois, taillée en carré et coupée dans le vrégage de façon qu’il nous fût possible de la remettre en place après notre journée, et de cacher ainsi à l’œil vigilant des Anglais les traces de nos travaux.

La muraille du ponton avait à peu près deux pieds d’épaisseur ; nous calculâmes qu’il nous faudrait environ trois semaines pour la percer.

Depuis le lever du soleil jusqu’au soir, nous travaillions sans relâche et sans interruption. Un usage établi à bord du ponton nous donnait une grande sécurité. Afin de prévenir toute surprise de la part de nos geôliers, quand un soldat, sentinelle ou non, descendait dans la batterie, il n’avait pas plutôt mis le pied dans l’escalier que le premier prisonnier qui l’apercevait était tenu de crier le mot Navire ! Ce mot répété aussitôt de bouche en bouche arrivait promptement jusqu’aux dernières limites de la batterie, et chacun s’empressait de prendre des précautions.

Ceux qui s’occupaient d’ouvrages défendus, comme de tresser des chapeaux de paille, par exemple, car les Anglais prohibaient tous les travaux qui eussent pu faire concurrence aux produits de leurs manufactures, cachaient les pièces accusatrices qu’ils avaient entre les mains ; ceux qui, comme Bertaud et comme moi, perçaient les murs du ponton, se hâtaient de remettre en place la pièce de bois carrée dont j’ai déjà parlé, et tout était dit.

Il y avait environ huit jours que nous avions commencé notre