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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/12

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grande entreprise lorsque l’argent vint à nous manquer. Depuis deux mois que nous vivions, mon complice et moi, sur mes deux louis, il nous avait encore fallu être bien ménagers de notre faible trésor, et nous refuser bien des petites jouissances pour le faire durer aussi longtemps.

— Vois-tu, Louis, me dit le Breton lorsqu’il vit mon dernier sou sortir de ma bourse, nous avons été trop prodigues, nous avons manqué de force de caractère et de prévoyance. Nous voilà à sec, et cependant il nous faut à toute force de l’argent pour notre évasion…

— En quoi en avez-vous donc besoin ?

— Pour mille choses. D’abord pour acheter la toile avec laquelle nous construirons nos sacs d’évasion.

— Bon ! À peine trente à quarante sous…

— Eh bien ! ne croirait-on pas à t’entendre que trente à quarante sous se trouvent si aisément ici… Ensuite je te dirai que cette somme nous serait insuffisante… D’abord ce n’est pas tout, quand on s’évade, que d’atteindre la rive ; il faut, une fois à terre, se procurer un costume d’abord, car nos livrées jaunes avec leur grand T et leur 0 qui n’en finit pas, se voient de trop loin et nous feraient empoigner par le premier English qui nous apercevrait, ensuite il faut vivre…

— À combien estimes-tu la somme dont nous aurions besoin ?

— À une trentaine de francs !… Tiens, j’ai une idée ! Sais-tu écrire, Louis ?

— Oui, certainement ; pourquoi cette question ?

— Mais écrire de façon que l’on puisse te lire et comprendre ce que ça veut dire ? continue Bertaud.

— Rassure-toi ; j’ai une main passable.

— Ah bon ! voilà mon affaire. Ne t’inquiète plus par rapport à l’argent, je m’en charge… Laissons là notre besogne pour aujourd’hui, et viens avec nous. Après avoir replacé avec soin la pièce de bois protectrice qui dissimulait nos travaux, je me mis à suivre Bertaud, dont la démarche assurée et gaie trahissait le contentement de lui-même qu’il éprouvait.

— Assieds-toi là, me dit-il lorsque nous fûmes arrivés devant le banc placé à côté d’une table, prends là une grande feuille de papier et écris, de ta plus belle main, ce que je vais te dicter.

— Je ne demanderais pas mieux que de faire selon tes désirs, mon cher ami, lui répondis-je ; seulement il se présente un petit obstacle, c’est que je ne possède pas la moindre feuille de papier.

— Ah ! saprebleu ! s’écria Bertaud en se frappant le front d’un violent coup de poing, je n’avais pas songé à cela, moi !… Il faudrait acheter une feuille de papier, et du grand encore, car il s’agit d’une affiche…

— Tu sais aussi bien que moi que nous sommes sans le sou.

— Je crois bien que je le sais !… Sapristi ! que c’est compromettant ! Il me faut cependant mon affiche. Dis-moi, combien crois-tu que nous coûterait une grande feuille de papier ?

— Dam’ cher ami, je l’ignore…

— Eh bien ! va-t’en le demander à ceux qui en possèdent.

— Je ne comprends rien à tous tes mystères ; n’importe, je vais m’acquitter de ta commission.

Cinq ou six prisonniers qui s’occupaient un peu de dessin et de mathématiques, que j’interrogeai, me répondirent tous que, comme leur papier leur était très utile et qu’ils avaient beaucoup de mal à se le procurer, ils voulaient en tirer un bon prix. Le moins exigeant de tous me demanda dix sous pour une feuille à dessin qui avait déjà servi d’un côté.

— Eh bien ! me demanda Bertaud d’aussi loin qu’il m’aperçut, combien ?

— Dix sous, lui répondis-je, et comptant !

— C’est cher, mais enfin, comme c’est indispensable, on se fendra…

Le soir à dîner je fus fort étonné de voir venir un prisonnier qui réclama ma portion de viande.

— Ah ! c’est vrai ! j’ai oublié de t’avertir, me dit Bertaud, qui faisait partie de ma table, ou, pour parler le langage des pontons, de mon plat, que j’ai vendu à raison de quatre sous par repas, et pendant trois jours, nos rations de viande…

— Es-tu fou ? Vendre notre viande ! Avec cela que notre soupe est succulente !

— Bah ! à quoi bon crier ? Dans trois jours, et pendant trois jours nous en serons quittes pour nous serrer un peu, nous aurons douze sous !… c’est-à-dire de quoi acheter la feuille de papier dont j’ai absolument besoin, plus l’encre et la plume que nous avions oubliées…

— Allons, je me soumets ; mais je consens à être fusillé sur-le-champ si je comprends un mot à ta conduite.

Cette privation de nourriture que Bertaud m’imposait si cavalièrement, de son plein gré, et sans daigner entrer dans aucune explication, me fut pénible : ce ne fut pas sans un certain plaisir que je vis s’écouler mon troisième jour d’abstinence forcée.

Quant à Bertaud, à peine eut-il ses douze sous complets qu’il s’empressa de me les remettre, en me pressant d’aller acheter la feuille de papier dont la possession semblait lui tenir tant au cœur.

— À présent, me dit-il lorsque je revins avec mon acquisition, taille-moi ta plume dans le dernier genre, et écris.

Bertaud se recueillit alors pendant quelques secondes, puis bientôt il reprit en me dictant ce qui suit :

« Défi aux Anglais ! Vive la Bretagne de France ! Le nommé Bertaud, natif de Saint-Brieuc, vexé d’entendre les Anglais se vanter d’être les premiers boxeurs de la terre, ce qui est une menterie, s’engage à combattre deux d’entre eux, à la fois et en même temps, à toutes sortes de coups de poing seulement, et sans faire usage de ses jambes.

» Le susdit Bertaud, natif de Saint-Brieuc, consent en outre, pour mieux montrer combien il se fiche de ces blagueurs, à recevoir de ses deux adversaires dix coups de poing avant le combat, lesquels coups de poing seront donnés au susdit Bertaud aux endroits où il plaira à ses adversaires de les lui administrer : Bertaud rossera ensuite les deux Anglais en question.

» Bertaud exige qu’aussitôt qu’il aura reçu les dix coups de poing, et avant de commencer la lutte, on lui remette, quelle que soit l’issue de la chose, deux livres sterling pour le dédommager des dents qu’on lui aura cassées.

» Fait à bord du ponton le Protée, où le susdit Bertaud s’embête à mort ! »

— Eh bien ! me dit le matelot d’un air triomphant après que j’eus achevé de calligraphier cette singulière annonce – que j’ai eue pendant longtemps encore après ma sortie des pontons en ma possession –, que penses-tu de mon idée ?

— Je pense, lui répondis-je en haussant les épaules, que ce n’était pas la peine de me faire subir trois jours de diète pour acheter cette feuille de papier !… Tu es fou, ma parole d’honneur !

— Comment cela, fou ? répéta Bertaud ne comprenant rien à ma mauvaise humeur.

— Eh ! certes ! veux-tu me faire croire que tu lutteras en même temps avec avantage contre deux boxeurs anglais ?

— Ah bien 1 tu es jeune encore, toi, s’écria le Breton en riant aux éclats, quoi ! tu ne comprends pas la frime ?

— Je comprends que les dix coups de poing que tu consens à recevoir d’avance suffiront et au-delà pour t’assommer et t’envoyer à l’hôpital, et c’est ça que tu appelles une frime !…

— Mais oui, c’est cela ! Pardieu, je sais aussi bien que toi comment les Anglais vous envoient un coup de poing… Au premier que je recevrai je verrai trente-six chandelles, et au cinquième j’aurai déjà perdu au moins deux dents…

— Une jolie perspective ! Et au dixième et dernier…

— Je serai étendu tout de mon long, sans connaissance, sur le pont…

— Ah ! tu en conviens ! Alors, où est donc ta belle malice ?…

— Ma malice, camarade, faut croire pourtant qu’elle n’est pas si cousue de fil blanc, puisque tu ne l’as pas encore devinée !… Ma malice, c’est qu’assommé ou non, je commencerai par palper deux livres sterling, c’est-à-dire la somme dont nous avons besoin pour notre évasion ! La voilà, la malice !

Ce dévouement si simplement exprimé me toucha plus que je ne saurais le dire ; je sentis des larmes me venir aux yeux, et je ne pus, tant j’étais ému, que serrer fortement la main du Breton.

— Tu comprends et tu m’approuves maintenant, me dit celui-ci, qui ne s’aperçut seulement pas de mon émotion tant ce qu’il faisait lui semblait une chose naturelle, allons placarder notre affiche sur le pont.

— Non, Bertaud, je ne consentirai jamais à te laisser accomplir un tel suicide ! m’écriai-je avec chaleur.

— Parole d’honneur, tu es trop bête ! Où diable vois-tu donc un suicide ? Quinze jours d’hôpital et tout sera dit ; nous nous évaderons après.

On sait que l’opiniâtreté bretonne est proverbiale : Bertaud me confirma cette vérité ; car malgré mes prières, malgré mes remontrances et ma colère, une demi-heure plus tard la fameuse affiche, attachée au pied du grand mât, attirait tous les regards.

L’effet qu’elle produisit fut immense : on ne parla bientôt plus d’autre chose sur le ponton.

— Je suis bien sûr qu’avant demain mon défi sera connu de tout Portsmouth et de tout Gosport, me dit Bertaud. Les Anglais aiment beaucoup ces sortes de machines : je suis sans inquiétude ; les amateurs ne manqueront pas.

J’étais occupé à faire une partie d’échecs, car nous avions renoncé pour le moment à continuer de creuser notre trou, à peu près terminé, lorsque j’entendis un soldat anglais s’informer auprès des prisonniers du nom de la personne qui avait écrit l’affiche.

Pensant, ce qui était fort présumable, que le capitaine du Protée voulait sévir contre le coupable, je m’empressai de me présenter au lieu et à la place de Bertaud. On me conduisit aussitôt chez le lieutenant commandant du ponton.

Le lieutenant, que l’on appelait ordinairement commander, me regarda pendant quelques secondes sans prononcer une parole.

— C’est vous, me dit-il, qui avez écrit l’affiche ?

— Oui, capitaine, c’est moi.

— Est-ce vous qui vous nommez Bertaud ?

À cette question, j’hésitai. Toutefois, réfléchissant que mon mensonge serait bientôt découvert, je pris le parti de répondre que non.