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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/30

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Il pouvait être alors environ trois heures de l’après-midi : une neige épaisse tombant avec violence nous aveuglait et nous engourdissait tout à la fois ; plusieurs prisonniers, à peine recouverts par de misérables haillons et minés par la fièvre, grelottaient de froid et n’avaient même plus la force de se tenir debout, lorsque nous vîmes placer des sentinelles devant les étroites issues qui conduisaient aux batteries et au faux pont : nous comprîmes que notre séjour en plein vent devait se prolonger, et nous nous encourageâmes mutuellement à la patience. Hélas ! nous ne devinions pas jusqu’où devait s’étendre la colère de notre vindicatif turnky !

Comment dépeindre le désespoir que nous ressentîmes lorsque nous vîmes des soldats et des matelots anglais descendus dans nos logements remonter bientôt, pliant sous le poids de nos lits, de nos effets d’habillement et des nouveaux ustensiles de travail et de ménage que nous étions parvenus à nous procurer pendant notre séjour à terre, lors du procès de Duvert, jeter sur le tillac de la dunette, dans un affreux pêle-mêle, et exposer à la neige et à la pluie ces lits, ces effets et ces ustensiles ! Cette fois, accablés par cette barbarie et vaincus par la nécessité, nous demandâmes grâce.

Un prisonnier fut dépêché pour traiter avec le capitaine, mais son retour nous ôta bientôt tout espoir.

R…, toujours impitoyable, exigeait, avant d’entrer en pourparlers avec nous, que nous commencions d’abord par accepter les conditions qu’il nous avait déjà fait faire par l’interprète, c’est-à-dire que nous nous engagions sur l’honneur à ne plus déserter, et à aider les Anglais à laver et approprier le navire.

Ces exigences, au lieu de nous accabler, nous rendirent toute notre indignation et tout notre courage ; nous résolûmes, à l’unanimité, de ne pas céder, et nous commençâmes à nous organiser du mieux que nous pûmes pour résister aux souffrances qui nous attendaient. Les prisonniers les plus chaudement couverts se dépouillèrent d’une partie de leurs vêtements en faveur des malades, puis, ayant balayé la neige qui encombrait le pont, nous nous couchâmes en nous serrant, à l’exemple des rafalés, les uns contre les autres, afin de pouvoir résister au froid qui commençait à nous gagner avec une telle force qu’il nous devenait impossible de conserver la liberté de nos mouvements et de nous servir de nos membres.

La vue de nos effets que les Anglais continuaient à amonceler en forme de pyramide sur la poupe nous causait une poignante douleur ; mais déterminés à ne pas donner à nos tourmenteurs la joie de nos souffrances, nous affections devant ce spectacle qui nous navrait l’âme une profonde indifférence, hélas ! bien loin de nos cœurs.

À plusieurs reprises, nous entonnâmes même en chœur la Marseillaise. La plupart des matelots anglais, touchés de notre affreuse position et de notre courage, ne se cachaient pas pour nous laisser voir toute la part qu’ils prenaient à notre malheur ; ils étaient indignés de la conduite de leur capitaine.

À quatre heures, car les journées sont courtes l’hiver en Angleterre, la nuit commença à nous envelopper de son ombre ; la distribution des vivres n’avait pas encore eu lieu, et nous étions, sauf un semblant de déjeuner qu’on ne pouvait raisonnablement compter pour un repas, à jeun depuis la veille.

Je passerai sous silence, car il est des tableaux qui sont aussi pénibles à retracer qu’à voir, le laps de temps qui s’écoula jusqu’au moment où l’on vint nous avertir que la soupe allait nous être distribuée. Minuit sonnait alors : et il y avait, par conséquent, quatorze heures que nous étions exposés sur le pont à toutes les rigueurs de l’hiver.

Nous étions tellement faibles et engourdis que, malgré la faim qui nous rongeait les entrailles, on dut nous forcer de nous lever pour aller prendre, dans la batterie et dans le faux pont, notre repas.

La plupart d’entre nous ayant été trempés des pieds à

la tête par l’eau de la pompe, avaient leurs vêtements complètement gelés, et éprouvaient la plus grande difficulté à se tenir debout.

Enfin, une fois que nous eûmes secoué notre torpeur, la nature reprit ses droits et nous nous précipitâmes, en nous bousculant, vers nos logements, où notre souper nous attendait ! Ici se place un détail banal, presque grotesque à première vue, surtout pour les gens qui n’ont jamais manqué de rien, qui compléta dignement notre série de souffrances, c’est-à-dire que nous ne possédions plus une seule cuiller, les Anglais nous ayant tout enlevé ou brisé. Or l’espèce de soupe que l’on nous servait étant brûlante, nous ne savions comment la manger.

L’obscurité profonde qui enveloppait nos logements ne contribuait pas peu non plus à augmenter notre confusion, et nous empêchait d’organiser nos platées. De tous les côtés on s’appelait et on se cherchait, c’était des bidons ou des gamelles renversées, des cris, des imprécations et des coups !

Quel spectacle pour nos amis de France, s’ils eussent pu nous voir, semblables à des animaux, nous jeter à plat ventre par terre, dévorer, dans l’obscurité, les contenus souillés de nos plats ! Hélas ! c’était affreux.

Enfin, après avoir apaisé les plus impérieuses exigences de notre faim, nous nous couchâmes sur le plancher mouillé de la batterie et de l’entrepont, et nous essayâmes de nous endormir.

Cette fois nos officiers, poussés à bout par tant de cruauté, partageaient notre indignation, et loin de s’opposer à nos projets de révolte, nous excitaient, au contraire, à la résistance.

Je compris que si un événement imprévu ne venait se placer entre l’infâme R… et nous, j’assisterais bientôt à quelque éminente et sanglante catastrophe.

Hélas ! j’étais tellement dégoûté de la vie que, j’avoue ici ce sentiment avec peine, la pensée de pouvoir tuer des Anglais était la seule qui apportât, en ce moment, quelque soulagement à mes souffrances !

Il y a eu dans ma captivité des heures terribles dont le souvenir me poursuit, et que j’éprouve une invincible répugnance à dérouler aux yeux du lecteur. Je demanderai donc la permission de ne pas m’appesantir sur les sept jours qui suivirent.

Je dois toutefois rapporter que pendant cette semaine, nos effets restèrent exposés sur la dunette, à la pluie et à la neige qui continuèrent de tomber sans interruption, et que lorsque le capitaine R… nous permit de les reprendre, ils étaient tous tellement avariés que nous fûmes obligés d’en jeter la plus grande partie à la mer.

Les idées de révolte dont j’ai parlé ne s’étaient pas endormies en nous, bien au contraire ; réunis la plupart du temps en conseil, nous délibérions sur les mesures à prendre pour mener à bonne fin notre dangereuse entreprise, et nous concertions notre plan de façon que si la chance se déclarait contre nous, ce qui était malheureusement trop possible, au moins notre défaite coûtât cher aux Anglais. Ce que nous appelions avant tout, de nos vœux les plus ardents, n’était pas tant l’heure de la délivrance que celle de la vengeance.

Nos mesures étaient à peu près prises, et nous n’attendions plus qu’une occasion favorable pour frapper le grand coup, quand un événement qui, au premier abord, semblait ne devoir nous regarder en rien, vint nous arrêter sur le bord de l’abîme. Voici le fait.


XI.


Changement subit – Humanité de R… – Perfidie de Duvert – Assassinat – Désertion manquée – Je suis nommé interprète


Le capitaine R… ayant eu une discussion d’intérêt avec nos fournisseurs qui, à ce qu’il paraît, s’étaient refusés à acquiescer à certaines exigences que notre geôlier voulait, depuis que l’on nous traitait si mal, voir porter plus haut ; le capitaine R…, dis-je, se retourna tout d’un coup de notre côté, et jouant l’indignation la plus profonde, feignit d’être révolté de la façon barbare dont on agissait avec nous.

Ce changement de conduite, dont nous ne connûmes la vraie cause que longtemps après, suffit pour nous faire renoncer à notre projet. En effet, après les souffrances sans nom que nous avions eu à endurer jusqu’alors, la nouvelle vie qui s’offrait à nous nous paraissait le bonheur.

Les bateaux marchands revinrent à bord de la Couronne ; on nous permit de travailler même aux chapeaux de paille, ce qui était prohibé, et on nous laissa renouer nos relations avec la terre. Nous ne revenions pas de notre étonnement. Le capitaine R…, pousant plus loin la bonté, fit venir une dizaine d’entre nous près de lui et leur demanda si nous étions satisfaits de nos vivres. On conçoit sans peine quelle fut notre réponse.

— Eh bien, mes amis, nous dit de l’air le plus affable le capitaine R…, adressez une plainte signée par vous tous au Transport-Office ; racontez toutes les infamies de ces voleurs de fournisseurs ; entrez dans les plus grands détails sur la façon scandaleuse dont ils agissent envers vous ; dressez, en un mot, un long procès-verbal des faits que vous avez à leur reprocher, et apportez-moi ensuite ce mémoire : je me charge de le faire parvenir à qui de droit.

Enchantés de cette proposition, nous délibérâmes aussitôt sur la manière dont nous devions nous y prendre pour en tirer tout le parti possible.

Cette délibération nous conduisit à inventer un stratagème dont la réussite devait nous venger, et du capitaine R… et des fournisseurs.

D’abord, et avant tout, nous nous empressâmes de nous conformer aux désirs de notre ancien ennemi et nouvel allié ; nous relatâmes dans un rapport fort détaillé tous les sujets de plainte que nos fournisseurs nous avaient donnés : le lecteur doit penser s’ils étaient nombreux.

Cette longue énumération de nos souffrances se terminait par un éloge pompeux de la façon dont le capitaine R…, commandant le vaisseau-prison de S.M.B. la Couronne, se conduisait envers les prisonniers confiés à sa sollicitude et à sa surveillance.

Cet éloge, je dois l’avouer, nous coûta beaucoup à écrire ; à chaque mot que nous tracions, le souvenir d’un acte arbitraire ou d’une cruauté nous faisait tomber la plume des mains ; toutefois, comme nous avions devant nous la perspective d’une vengeance, nous parvînmes à le terminer tant bien que mal.

Une fois que ce rapport fut bien et dûment revêtu de nos signa-