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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/29

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À l’instant même des sifflets furieux et des bravos ironiques s’élevèrent bruyants d’un bout à l’autre du ponton.

— Faites rentrer ces chiens dans leurs chenils, balbutia notre bourreau d’une voix étranglée par la rage en s’adressant à ses soldats.

Heureux d’un pareil ordre, ces derniers s’empressèrent de se jeter sur nous, et ce ne fut pas sans recevoir auparavant une grêle de coups que nous pûmes regagner nos logements.

Notre exaspération était alors si profonde, que ces idées de révolte que l’épouvantable tyrannie du capitaine R… nous donnait à chaque instant nous reprirent avec plus de force que jamais.

— Mes amis, prenez garde, nous disaient nos officiers, vous allez tomber dans le piège qui vous est tendu ! Ne voyez-vous pas que cet infâme R… ne désire rien tant que de pouvoir motiver sa cruauté par vos violences ? Il est vrai que nous sommes si malheureux que la mort n’a rien qui puisse nous effrayer, mais enfin réfléchissez que si d’être fusillés nous est une chose indifférente, rien ne pourrait causer une plus grande joie à nos bourreaux que d’avoir un prétexte pour nous mitrailler ! Ne leur donnons pas cette joie ! Au lieu de leur laisser voir par notre fureur que nous sommes sensibles à leurs persécutions et à leurs outrages, restons au contraire, du moins en apparence, de joyeux compagnons ! Moquons-nous et rions d’eux à leur barbe, mais ne nous plaignons pas ; que la gaieté française l’emporte sur la cruauté anglaise : sifflons et chantons, ne pleurons pas !

Pendant que nos officiers nous adressaient ces sages exhortations que nous écoutions avec respect et que nous prenions en considération, le capitaine R…, ivre de vengeance, s’occupait à nous punir de ce que nous n’avions pas voulu nous laisser avilir.

Bientôt nous vîmes, sans rien comprendre à cette manœuvre, embarquer la pompe à incendie dans la chaloupe que suivirent deux canots, l’un placé à son avant, et l’autre à son arrière.

— Voilà qui est étrange ! disions-nous. Pourquoi choisir un jour de froid et de neige comme celui d’aujourd’hui pour approprier l’extérieur du ponton ?

Hélas ! notre illusion fut de bien courte durée. À peine la chaloupe, aidée des deux canots, se fut-elle éloignée de quelques brasses de la Couronne que le capitaine R…, orientant lui-même la pompe contre nous, ordonna à ses hommes de la mettre en mouvement.

Aussitôt une trombe d’eau s’engouffrant à travers les sabords de la batterie et les hublots du faux pont s’abattit sur nous et nous enveloppa de son étreinte glacée. Comment décrire notre stupéfaction et notre désespoir ! En vain essayions-nous de nous réfugier dans les angles de la batterie et de mettre nos effets à l’abri, l’eau glacée nous poursuivait et nous atteignait partout !

Enfin, peu à peu, nous parvînmes à organiser une résistance. Les tables, les bancs, tous les meubles que nous possédions furent placés contre les sabords et les hublots, et notre adresse aidant, nous ne tardâmes pas à nous trouver à l’abri. R…, exaspéré de voir que nous ne subissions pas de bonne grâce ses douches, ordonna aux soldats placés sur le pont d’envahir notre batterie et de détruire nos barricades !

Ma foi ! notre patience était à bout : et nous opposâmes la force à la force ; nous dressâmes des barricades. Armés de couteaux emmanchés au bout de longs bâtons, et à l’abri derrière nos bancs, nous attendîmes les soldats anglais de pied ferme et bien décidés à ne pas reculer d’une semelle.

— En joue ! commanda un sergent qui n’osant se mettre à la tête de ses hommes pour nous charger trouva bien plus commode et moins dangereux de nous faire fusiller à distance.

Les Anglais levaient leurs fusils et n’attendaient plus que le mot « Feu ! » lorsqu’un de nos camarades, un capitaine de corsaire, abandonnant une encoignure où il s’était abrité, se jeta entre eux et nous :

— Soldats ! leur dit-il en se retournant de leur côté et en entr’ouvrant par un geste rapide et plein d’énergie la grossière veste de toile qui couvrait sa poitrine, si vous êtes des assassins, accomplissez votre œuvre de sang !… Si vous êtes de braves soldats, bas les armes !

Les Anglais intimidés et surpris par la fière énergie du corsaire semblèrent hésiter et se retournèrent vers leur sergent ; mais celui-ci, les yeux baissés, paraissait fort embarrassé lui-même.

Le corsaire comprenant que l’avantage était de son côté avança alors lentement de quelques pas en fixant les Anglais d’un de ces regards froids et impérieux à la fascination desquels les natures ordinaires ne peuvent se soustraire, puis touchant du bout du doigt d’un air de commandement et de dédain le canon d’un fusil qui s’appuyait presque déjà sur sa poitrine :

— Bas les armes, soldats ! répète-t-il d’une voix vibrante, qui retentit claire et sonore jusqu’à l’extrémité de la batterie.

Les Anglais obéirent.

— Mais monsieur, dit alors le sergent, nous avons reçu l’ordre de détruire les barricades que vous avez élevées contre les sabords pour vous garantir de l’eau, et nous devons obéir.

— Obéir ! s’écria le corsaire. Quoi ! vous, des soldats, vous consentiriez à remplir l’office de valets de bourreau… car cette eau glacée dont on nous inonde est pour nous mortelle… vous le savez… Non, jamais je ne vous croirai capables de souiller ainsi votre uniforme.

— Je ne dis pas que le capitaine n’ait point tort et qu’il n’aille pas un peu trop loin, interrompit le sergent, cela ne nous regarde pas !… l’obéissance avant tout… Ainsi, retirez-vous, ou sinon…

— Sinon vous nous ferez fusiller !… n’est-ce pas ? Eh bien, je vous en défie, moi ! s’écria l’intrépide corsaire.

— Ah ! prenez garde ! prisonniers…

— Mes amis, nous dit le corsaire en se retournant vers nous, jetez bas vos armes, sortez de vos cachettes, et mettez-vous hardiment, la poitrine découverte, devant ces soldats !… Nous verrons s’ils osent déshonorer l’armée anglaise. Nous nous empressâmes d’obéir à cette invitation, et nous vînmes nous placer, désarmés et dans une attitude inoffensive, à quelques pas des Anglais.

— À présent, reprit le corsaire en s’adressant à ces derniers, je vous avertis que mes camarades ne vous laisseront pas arriver jusqu’aux sabords… à moins, toutefois, qu’usant de vos armes, vous ne nous massacriez tous ! Or, comme nous sommes ici près de quatre cents, que nous tomberons tous sans essayer de nous défendre, et que, par conséquent, pas un seul d’entre vous ne sera frappé, il deviendra manifeste pour l’univers entier, en supposant même que pas un d’entre nous ne survive pour témoigner contre votre monstrueux assassinat ; il sera évident, dis-je, que nous ne nous sommes pas révoltés et que vous nous aurez égorgés pour le seul plaisir de répandre notre sang !… qui sait ? par la peur probablement de vous retrouver plus tard face à face avec nous sur quelque champ de bataille !… Osez tirer ! je vous en défie…

Ce petit discours, que je crois bien rapporter textuellement ici, car il fit sur moi, dans le moment, une profonde impression et se grava de suite dans ma mémoire, déconcerta complètement le sergent anglais.

— Vous êtes tous des entêtés et des rascals ! s’écria-t-il, et vous ne valez pas la peine que l’on cause avec vous. Arrangez-vous comme bon vous semblera ! J’espère que le capitaine R… saura vous faire repentir de l’empêchement que vous mettez à l’exécution de ses ordres.

Le sergent, après avoir prononcé ces paroles, s’éloigna en emmenant ses hommes avec lui, et nous restâmes maîtres du champ de bataille. Nous nous croyions sauvés et nous songions déjà à réparer les avaries causées par la pompe du capitaine R… ; mais nous comptions sans notre hôte. Un autre détachement de soldats et de matelots armés, envahissant de nouveau la batterie et le faux pont, nous fit bientôt monter sur le tillac.

Alors, les gens qui montaient les deux canots placés en avant et en arrière de la chaloupe, nageant vers le ponton, brisèrent à coups de gaffe les obstacles que nous avions placés devant les sabords, et le jeu de la pompe recommença, dirigeant alternativement son jet d’eau dans la batterie et dans le pont, de façon à atteindre et nous et nos effets.

Ici se place un épisode burlesque. Exaspéré par les cris de joie et par les bravades du capitaine R…, un de nos camarades, saisissant une pomme de terre cuite dans un énorme tas de ces légumes qui se trouvait sur le pont, la trempa dans un baquet de goudron et la lança avec tant d’adresse qu’elle frappa en plein le visage de notre persécuteur.

La gaieté est d’essence française ; aussi, à peine le projectile eut-il atteint la laide figure du capitaine R… qu’un éclat de rire immense, accompagné de bravos frénétiques, s’éleva jusqu’aux cieux. Oubliant aussitôt et nos souffrances et les pertes que nous venions d’éprouver, nous nous précipitâmes vers le tas de pommes de terre, et renversant dessus le baquet de goudron, nous commençâmes, armés de ces projectiles de nouvelle espèce, à assaillir notre geôlier, dont le corps, en moins de deux minutes, ne présenta bientôt plus qu’une belle couche de goudron.

Cruellement contusionné, aveuglé et ne pouvant parler, le capitaine R.. fut sublime dans sa résistance. Dix fois le tuyau de la pompe tomba d’entre ses mains, et dix fois il ramassa et essaya de le diriger contre nous.

Enfin vaincu, hors de combat, il fit signe à ses matelots qu’ils eussent à regagner le ponton, où il aborda quelques secondes plus tard.

Je laisse à se figurer au lecteur le charivari monstrueux qui accueillit notre geôlier lorsqu’il mit le pied sur le pont : on eût dit un chœur dirigé par Éole et exécuté par ses enfants. Je suis persuadé que si R… eût osé nous faire fusiller en ce moment, pas un seul d’entre nous n’eût trouvé grâce devant sa colère ; il est vrai qu’à la rigueur il eût pu se passer la fantaisie de nous faire envoyer quelques balles, car le gouvernement anglais se montrait fort tolérant pour ces sortes de choses ; mais il craignit sans doute que l’enquête soulevée par cet événement, quelque bienveillante et peu sévère qu’elle pût être, ne jetât encore une trop vive lumière sur le passé et n’entraînât sa destitution ; cette crainte nous sauva de sa sanglante vengeance.

Nous pensions que notre victoire allait nous permettre de retourner dans nos logements, mais nous nous trompions. Le capitaine R.. n’était pas un homme à abandonner ainsi la partie : il tenait à avoir la seconde manche.