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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/35

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m’interrompant, tandis que moi je suis un honnête homme qui n’a jamais fait exprès de mal à personne… Or, comme le bon Dieu ne doit pas protéger les canailles, je ne vois pas pourquoi je ne flanquerais pas une pile au moricaud…

— J’aime vous voir cette confiance, Robert, mais enfin, raisonnons. Si vous ne savez pas boxer, vous recevrez de Petit-Blanc vingt coups de poing contre un seul que vous lui donnerez…

— Je ne demande pas autre chose ! Que je parvienne à lui administrer un seul atout, et j’espère, Dieu aidant, qu’il en aura assez, le brigand !…

— Vous êtes donc bien fort ! m’écriai-je en examinant avec plus d’attention que je ne l’avais fait encore la personne du Breton.

— On le disait dans ma paroisse ! me répondit-il d’un air plein de bonhomie, je n’y ai jamais pris bien garde ; je crois pourtant que ce doit être.

Quoique doublement prévenu en faveur de Robert Lange, d’abord par suite de l’intérêt national que je lui portais, ensuite à cause de sa modestie, je ne pus cependant, malgré tout mon désir et toute ma bonne volonté, rien trouver dans son apparence qui justifiât une force surnaturelle.

Robert avait à peu près cinq pieds cinq pouces : ses épaules un peu voûtées étaient larges, il est vrai, mais ses membres ne présentaient aucun développement extraordinaire ; quant à ses mains, maigres et osseuses, elles étaient plutôt petites que grandes.

— Je ne prétends pas, Robert, repris-je après mon examen, que vous n’ayez aucune chance pour vous. Seulement je crois que vous feriez bien, car à la pâleur de votre visage, à votre air maladif, on devine aisément que les privations et la captivité ont cruellement pesé sur vous ; vous feriez bien, dis-je, d’employer les deux guinées que vous a remises le colonel anglais à vous procurer une meilleure nourriture…

— Le fait est que notre ordinaire est assez médiocre, camarade ; mais, voyez-vous, ce n’est pas là ce qui me rend malade… Si je pouvais seulement respirer pendant une heure l’air du pays…

— Oui, mais puisque cela n’est pas possible…

— Eh bien je songerai au moment de la lutte que Petit-Blanc a tué trois Français, et que parmi ces Français se trouvait peut-être un Breton, et ça reviendra pour moi au même.

— Allons, comme vous voudrez, au revoir et bonne chance, camarade ! n’oubliez pas qu’en qualité d’interprète, je suis à même de pouvoir vous rendre quelques petits services, et que vous me trouverez toujours à vos ordres.

Le Breton me remercia affectueusement, et nous nous séparâmes.


XIII.

Affaire désagréable du sergent Barclay – Dénonciation – Duvert convaincu de trahison – Médiation – Supplice perpétuel – Catastrophe


Je venais de quitter à peine Robert Lange quand un prisonnier, avec qui j’étais assez lié, s’avança vivement à ma rencontre :

— Je vous cherchais partout, Garneray, dit-il ; venez vite, on a besoin de vous !

— Qui cela on ? lui demandai-je.

— Mais, les amis du faux pont, dépêchez-vous.

Le prisonnier semblait fort ému ; j’allais l’interroger, il ne m’en donna pas le temps et se dirigea avec un tel empressement vers le faux pont que je dus le suivre et remettre mes questions à plus tard. Notre entrée dans le faux pont produisit une assez grande agitation ; d’où je conclus que j’étais attendu, comme me l’avait bien dit le prisonnier, avec impatience. Que se passait-il donc d’extraordinaire ? Je ne fus pas longtemps sans le savoir.

— Interprète, me dirent plusieurs camarades en m’entourant, le sergent Barclay, l’assassin du pauvre Duboscq, a eu l’imprudence de descendre ici ; nous nous sommes jetés sur lui, nous l’avons solidement attaché, et nous vous attendons pour lui faire passer son interrogatoire. Notre envie d’en finir avec ce brigand est tellement grande, que si vous eussiez tardé davantage vous n’auriez plus trouvé qu’un cadavre !…

— Mais, mes amis !… m’écriai-je tout ému à cette nouvelle.

— Oh ! pas de réflexions, me répondit un prisonnier, notre parti est irrévocablement pris et rien ne pourrait nous en faire changer. Il s’agit tout simplement de savoir si, oui ou non, vous voulez servir d’interprète au sergent pour l’aider à présenter sa défense.

— Je suis à votre disposition. Conduisez-moi vers lui. C’était dans un des coins les plus obscurs du faux pont que se tenait, ou, pour être plus exact, que l’on tenait le sergent Barclay solidement garrotté à un barreau.

— Dites-lui, interprète, que nous allons lui retirer son bâillon et procéder à son interrogatoire, mais que s’il essaie de profiter de cela pour crier, il recevra aussitôt dix coups de poignard en pleine poitrine, me dit un prisonnier, dépêchez-vous.

Je me hâtai de traduire cette phrase au sergent, quoiqu’à vrai dire la pantomime d’un matelot placé près de lui, une lime affilée à la main, et prêt à le frapper s’il voulait tenter d’appeler à son secours, fût tout aussi claire et tout aussi expressive qu’un discours.

Cette précaution prise, on détacha le morceau de grosse toile qui servait de bâillon à Barclay ; et l’interrogatoire commença.

— Avoues-tu que tu es l’auteur de l’infâme assassinat commis sur la personne du nommé Duboscq.

— Oui, je l’avoue ; c’est la vérité.

— N’as-tu pas, pour pouvoir le frapper avec impunité, fait tomber auparavant ta victime dans un guet-apens ?

— Je conviens que j’ai été adroit…

— Ne devais-tu pas cinq shillings à Duboscq, et n’est-ce pas sous le prétexte de lui payer cette somme que tu as attiré ce malheureux dans ton piège ?

— Je n’ai jamais eu l’intention de payer ces cinq shillings.

— Est-ce à la suite d’une discussion avec Duboscq, ou bien sans qu’il t’ait donné même un prétexte pour te mettre en colère, que tu l’as frappé ?

— Je pourrais ne pas répondre à cette question, mais comme je ne vous crains pas, et que je sais parfaitement que vous ne me ferez aucun mal, je veux bien convenir que j’ai tiré sur Duboscq avant qu’il ait eu le temps de prononcer une seule parole !

Cette impudence et ce cynisme du sergent Barclay soulevèrent un long murmure d’indignation parmi l’auditoire ; je jugeai qu’il était un homme perdu.

— N’as-tu plus rien à ajouter pour ta défense ? poursuivit le prisonnier qui remplissait les fonctions de président de ce tribunal improvisé et secret.

— Je ne puis rien avoir à ajouter à ma défense, puisque je ne suis pas défendu, répondit tranquillement Barclay ; seulement, avant de me condamner, écoutez-moi un peu. D’abord, je dois vous faire remarquer que vous choisissez on ne peut plus mal votre moment pour vous défaire de moi : si vous m’eussiez tué lorsque, simple caporal, je vous martyrisais pour gagner mes galons de sergent, j’aurais compris cela ; mais m’assassiner à présent que, parvenu au but de mes désirs, je n’ai plus intérêt à vous faire souffrir cela n’est pas intelligent…