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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/36

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— Tout ce que tu dis là est étranger à ta cause, interrompit le président, je vais prononcer ta sentence.

— Attendez, cher ami, s’écria Barclay, qui pâlit alors ; attendez, je vous prie ; car vous pourriez avoir à vous repentir de votre précipitation. Oui, j’avoue que j’ai assassiné votre camarade, que je l’ai assassiné pour me venger de lui ; que je l’ai attiré dans un guet-apens, et que j’ai gardé les cinq shillings que je lui devais… J’avoue tout ce que vous voudrez. Seulement j’ajoute que si vous me poignardez vous ne saurez jamais le nom de celui d’entre vous qui vous a trahis dernièrement, et a empêché ainsi votre grande évasion de s’effectuer, car ce nom est connu seulement de deux personnes, du capitaine R… et de moi. Or, une fois que je ne serai plus, je doute que le capitaine R… vous instruise de cette particularité.

Cette réponse de Barclay produisit une vive émotion sur l’auditoire et sur le président lui-même. La pensée que nous pourrions enfin connaître le traître qui nous avait vendus, et qui, se trouvant toujours parmi nous, restait en position de recommencer encore, était une chose trop tentante pour qu’on eût le courage de la refuser.

— Nous promets-tu, si nous te faisons grâce, reprit le président en s’adressant à Barclay après avoir rapidement recueilli les opinions de l’auditoire, de nous révéler le nom du traître ?

— Je vous le jure ! répondit le sergent.

— Et qui nous prouvera que tu ne nous trompes pas ?

— La confusion du coupable…

— Tu consens donc à ce que l’espion soit confronté avec toi ?

— Si vous devez le tuer ensuite, oui ; sinon, non : car alors il me nuirait auprès du capitaine. Mais vous, me jurez-vous, au nom de l’honneur de la France, que dès que je vous aurai déclaré le nom du traître, vous me laisserez alors en liberté sans me faire aucun mal ?..

— Oui, nous le jurons ! nous écriâmes-nous en chœur.

— Que jamais par la suite vous ne me poursuivrez au sujet de la mort de votre camarade… que vous ne tenterez plus rien contre moi ?..

— Nous le jurons ! Voyons, parle !…

Le sergent Barclay réfléchit un moment, puis reprit :

— Que vous me vendrez vos marchandises aux mêmes prix que par le passé ?..

— Certes !… Mais parle vite !…

Le sergent Barclay parcourut nos rangs d’un regard inquiet et effaré ; puis baissant la voix :

— Le traître qui vous a vendus n’est autre que le canonnier Duvert… nous dit-il enfin…

À cette révélation si inattendue, un murmure d’indignation et d’étonnement s’éleva parmi nous : nous ne pouvions en croire nos oreilles. Duvert, notre chef, l’âme et l’auteur du complot ; Duvert, en qui nous avions une confiance si illimitée ; Duvert qui, pendant son mémorable procès, nous avait rendu de si grands services ; Duvert, un traître ! non, cela était impossible. Évidemment, Barclay nous en imposait et voulait nous tromper ! Cependant, d’un autre côté, si le canonnier n’était pas coupable, quel avantage devait retirer Barclay de sa dénonciation ? Aucun. Une simple confrontation suffisait pour le confondre.

— Moi, mes amis, nous dit un matelot normand nommé Millet, qui se trouvait depuis cinq ans à bord de la Couronne et était assez lié avec Duvert, je ne suis pas éloigné de croire à la déclaration de l’Anglais. Je connais Duvert plus que personne, je l’ai beaucoup fréquenté, eh bien ! jamais je n’ai pu arriver à me former une opinion arrêtée sur son compte… Il a l’air d’un bon garçon, mais au fond je le soupçonne d’être un pas grand-chose… En tout cas, il n’y a pas une minute à perdre, car nous ne pouvons retenir ce gredin de Barclay plus longtemps ici sans attirer les soupçons : faisons comparaître Duvert devant nous.

La proposition du matelot Millet fut accueillie à l’unanimité, et un prisonnier fut aussitôt dépêché pour aller chercher Duvert alors sur le tillac.

Deux minutes plus tard, le canonnier faisait son entrée dans le faux pont.

Duvert voyant tous les yeux se tourner vers lui dut se douter, quoique nous eussions pris le soin de cacher le sergent anglais, qu’il allait jouer un rôle important, et il se mit à nous sourire de la façon la plus agréable du monde.

— Qu’y a-t-il, camarades ? nous dit-il d’un air protecteur, car le canonnier jouissait, je le répète, d’une grande considération à bord depuis son procès. Le capitaine R… recommence-t-il ses plaisanteries ? Projette-t-on une nouvelle évasion ? Parlez, je suis tout à vous !

— Duvert, dit Millet en sortant du cercle qui s’était formé autour de l’accusé, tu es un traître et un infâme, tu nous as vendus et nous voulons te tuer ! Pas de grimaces, ce serait inutile. Tu vois que je te parle en homme sûr de son fait ! Qu’as-tu à répondre ?

À cette accusation si énergiquement formulée et à laquelle il était si éloigné de s’attendre, Ouvert pâlit comme s’il allait perdre connaissance ; et, baissant la tête, il garda le silence.

— Ta confusion me prouve que tu n’es pas aussi canaille que je le croyais, reprit le matelot Millet, car enfin il y a des traîtres assez effrontés pour oser se défendre ! Toi, tu sais que tu as mérité la mort, et tu l’attends avec résignation… C’est mieux… Nous ne te ferons pas longtemps attendre.

En effet, un murmure significatif qui courait dans la foule des prisonniers laissait assez deviner et notre indignation furieuse et nos projets de vengeance. Duvert était déjà, avant d’avoir prononcé une seule parole, irrévocablement condamné : je compris que rien ne pouvait sauver le misérable.

Alors eut lieu à demi-voix une délibération affreuse, horrible, dont le souvenir me poursuit encore aujourd’hui, quoique je n’y aie pas pris part : on discuta la façon dont on devait tuer Duvert sans attirer les soupçons de l’autorité. Quelques prisonniers proposèrent de le poignarder, puis de couper son corps en morceaux afin de pouvoir le jeter à la mer ; d’autres demandèrent qu’on l’étouffât entre deux matelas, ce qui permettrait d’attribuer sa mort à une attaque d’apoplexie foudroyante.

Un maître tailleur d’infanterie, que la violation de la capitulation de Saint-Domingue avait conduit sur les pontons, fut celui de tous les prisonniers qui ouvrit dans ce conciliabule épouvantable l’avis qui réunit tous les suffrages.

— Camarades, s’écria-t-il, il faut que nous donnions à Duvert le moyen de se réhabiliter un peu à nos yeux. Qu’il écrive que, ne se sentant plus le courage de supporter les mauvais traitements des Anglais, et dégoûté profondément de la vie, il se pend de sa pleine et entière volonté. De cette façon il n’y aura aucune enquête, sans compter que cette lettre publiée dans les journaux pourra servir peut-être à faire améliorer notre sort.

— Je n’écrirai jamais cette lettre ! s’écria Duvert, qui jusqu’alors n’avait pas prononcé une seule parole. Quoi ! vous voulez que je sois le propre instrument de ma perte ! Mais vous êtes fous ?…

— Nous te jugeons, misérable canaille, meilleur que tu ne l’es, voilà tout, dit le maître tailleur. Puisque tu refuses de profiter de l’occasion que nous sommes assez bons de t’offrir pour te relever un peu à nos yeux, eh bien ! tant pis pour toi, ton supplice n’en sera que plus terrible, et tu regretteras bientôt la corde qui t’eût délivré de ta lâche existence sans trop de souffrance…

— Mes camarades, mes bons amis ! dit alors Duvert, qui, ayant à peu près recouvré son sang-froid, n’en comprenait que davantage toute l’horreur de sa position ; est-ce donc une raison, parce que, vaincu et brisé par une trop longue captivité, j’ai eu recours, pour obtenir ma liberté, à un moyen équivoque, pour que vous vous décidiez à descendre jusqu’au meurtre, à devenir des assassins ? Au total, à qui ma révélation a-t-elle fait tort ? À personne, pas un de vous n’a été poursuivi…

— Silence, le traître ! s’écria une voix interrompant le malheureux Duvert.

— Oui, à mort ! à mort ! hurlèrent les prisonniers. Duvert voyant qu’on était décidé à ne pas le laisser poursuivre, qu’il ne lui restait aucune chance de salut dans notre pitié, réunit toutes ses forces, et au moment où nous nous y attendions le moins, il se jeta sur nous, la tête basse, afin de se frayer un passage à travers la foule, et se mit à crier au secours.

Cette action brutale le perdit tout à fait : le lecteur sait avec quelle force sauvage et irrésistible une multitude exaspérée se livre à toute sa fureur, lorsque le premier acte de violence a lieu ; alors rien ne la retient plus ; la limite qui sépare l’homme de la bête franchie, chaque individu de la foule devient un tigre altéré de sang ; ce fut ce qui arriva pour Duvert.

À peine avait-il poussé son premier cri de détresse que vingt bras crispés par la colère s’abattaient sur lui, et qu’il roulait ensanglanté sur le plancher du faux pont.

Alors, spectacle horrible, et que je demanderai la permission de ne pas rapporter dans ses affreux détails, ce fut un tohu-bohu général, une mêlée hideuse ; chacun voulut frapper le traître, et chacun le frappa !

Rien ne répugne à ma nature et à mon organisation comme les scènes de violence ; aussi ne pouvant supporter plus longtemps la vue du malheureux canonnier étendu par terre, immobile comme un cadavre et en butte à la sauvage brutalité de chacun, je m’empressai de m’enfuir : un prisonnier me retint.

— Où allez-vous comme cela, camarade ? me demanda-t-il.

— Je vais respirer l’air sur le pont, car ici j’étouffe.

— C’est possible, mais vous ne sortirez du faux pont qu’après la punition de l’espion.

— Et qui m’empêchera de sortir ? m’écriai-je sentant la colère me monter au cerveau.

— Moi ! tout le monde ! Je ne prétends pas que vous ne soyez pas franc du collier… je ne vous soupçonne pas, et vous me faites l’effet d’un honnête garçon… mais comme par le temps de trahison qui court on ne peut plus se fier à personne et qu’il faut que Duvert meure, vous ne sortirez pas, je vous le répète, du faux pont avant que le canonnier ait rendu l’âme…

Ma discussion avec le prisonnier ayant attiré l’attention de plusieurs personnes qui s’empressèrent de se ranger à son avis, je dus