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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/41

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de mon nègre ; mais un pari est un pari : laissons donc de côté la phrase, et procédons à l’action. Quels sont vos parrains ?

— Je suis un chrétien et je n’ai qu’un seul parrain, colonel ! répondit le Breton qui se méprit à cette demande.

Le colonel ne put s’empêcher de sourire d’un air de pitié, car une semblable ignorance des us et coutumes de la boxe augmentait encore la mauvaise opinion qu’il avait de Robert ; toutefois, comme il tenait à ce que le combat eût lieu, il daigna expliquer assez poliment au Breton que les champions étaient toujours assistés de deux témoins ou parrains chargés de veiller aux intérêts des deux adversaires.

— Que de simagrées pour se flanquer une poussée ! dit doucement Robert. Enfin, puisque c’est une coutume, faut bien s’y soumettre… Qu’est-ce qui veut me servir de parrain ?

— Je suis à vos ordres, m’écriai-je en m’avançant vivement.

— Merci monsieur, j’accepte sans façon… Allons, viens aussi toi, Jean, ajouta le Breton en faisant signe à un de ses pays d’avancer. À présent que voilà la chose réglée, nous pouvons passer à la danse.

— Avez-vous une montre, interprète ? me demanda alors le colonel.

— Mais, colonel, à quoi bon cette question ?

— C’est incroyable, vraiment, s’écria lord S… en s’adressant à ses compatriotes, jusqu’à quel point l’éducation française est négligée… Je n’ai jamais vu nulle part une semblable ignorance !… Tenez, prenez ma montre, poursuivit-il en me présentant un magnifique chronomètre de poche qui marquait les secondes, elle vous est indispensable pour constater, chaque fois que votre tenant sera terrassé par un coup de poing, le temps qu’il restera hors de combat !… Si ce temps dépasse cinq minutes, il n’aura plus le droit de recommencer et sera considéré comme vaincu…

— En v’là des manières, pour en arriver à quoi ? à se tanner le cuir, me dit Robert. Ça fait pitié… Je ne conçois vraiment pas que des gens aussi bêtes puissent être parfois de bons matelots… Mettez la montre dans votre gousset et laissez-moi faire…

Robert Lange, en prononçant ces paroles, retira sa veste et se mit en garde. Un éclat de rire spontané et moqueur retentit le long des gradins ; je compris que la garde adoptée par le pauvre Breton était contraire aux règles de l’art et que les spectateurs le trouvaient ridicule…

— La colère commence à me gagner, poursuivit Lange.

— Robert, lui dis-je avec vivacité, ces gens-là en se moquant de vous insultent la Bretagne et la France : il faut, entendez-vous, coûte que coûte, que vous flanquiez une pile au moricaud… Si vous avez le dessous, nous serons, je vous en avertis, indignement bafoués…

Le visage pâle et blafard de Robert se teignit d’une légère rougeur.

— Ah ! vous croyez que ces gredins-là veulent blaguer la Bretagne, me répondit-il d’une voix émue. Ne craignez rien, je saurai défendre l’honneur du pays !… Ah ! mon Dieu, quel malheur qu’il ne soit pas de jeu, dans la boxe, de donner des coups de tête !… Sans vanterie, j’excelle dans les coups de tête ; s’il m’était permis d’en appliquer un seul au mal-blanchi, vous le verriez bientôt étendu sans connaissance et les quatre fers en l’air sur le plancher du pont !

— Colonel, dis-je en m’adressant à lord S…, mon partner est prêt. Peut-on commencer ?

— Volontiers, monsieur ; mais il reste encore aux combattants une formalité à accomplir. Ils doivent se donner et se serrer la main, en signe d’amitié. Petit-Blanc, continua le colonel, faites l’honneur au Français de lui présenter votre main…

Le nègre, obéissant aux ordres de son maître, s’avança en se dandinant d’un air superbe et dédaigneux, puis se plaçant en face du Breton dans une pose théâtrale et qui lui permit de développer son torse terrible et puissant, il étendit son bras vers son adversaire :

— Serrez ma main avec respect, lui dit-il, elle a déjà assommé et tué plusieurs Français.

À cette injure grossière qui sentait si bien le nègre, et que les Anglais accueillirent par des applaudissements prolongés, un frémissement d’indignation parcourut la foule des prisonniers.

— Que me dit le moricaud ? me demanda Robert.

— Il dit, mon ami, que vous touchiez sa main avec respect, car elle a déjà assommé et tué plusieurs Bretons.

Ces paroles produisirent un miraculeux effet sur Robert : un éclair brilla dans ses yeux, ses sourcils se contractèrent, une expression de fureur et de férocité indescriptibles gonflant ses narines et relevant sa lèvre supérieure laissa voir ses dents serrées avec rage ; dans cet homme, habituellement si paisible et si doux, il y avait dans ce moment du tigre.

L’imprudent Petit-Blanc, malgré la force prodigieuse dont il était doué et qui jamais encore ne lui avait fait défaut, ne put soutenir sans émotion le regard fixe et ardent de son adversaire. Il nous fut facile de deviner, à sa contenance embarrassée, que ce regard pesait sur lui et le paralysait. Un profond silence régnait sur le pont. Les Anglais semblaient pressentir qu’un drame véritable allait se passer ; Robert Lange, je le compris, avait grandi à leurs yeux.

Quelques secondes, que le Breton employa à comprimer la fureur immense qui l’agitait, me parurent, tant mon émotion était vive, des heures. Il me tardait, dans la fiévreuse impatience qui me brûlait le sang, de voir le combat s’engager et la catastrophe s’accomplir. Enfin Robert Lange, par un geste empreint d’une sublime énergie et d’une grandeur que je ne puis rendre avec une plume, développa son bras et saisit la main du nègre.

Leurs mains enlacées, leur regard fixe, leurs visages enflammés rapprochés l’un contre l’autre à une faible distance, les deux combattants immobiles et impassibles ressemblaient à un groupe de marbre.

Peu à peu, il me parut que le visage de Petit-Blanc reflétait une vive expression de douleur : je ne me trompais pas ! Tout à coup, laissant échapper un cri terrible qu’il devait comprimer depuis longtemps, le nègre se mordit les lèvres avec rage, ferma à moitié ses yeux, rejeta sa tête en arrière en relevant ses épaules avec un tremblement convulsif, et parut prêt à perdre connaissance. Quant au Breton, toujours calme et impassible, du moins en apparence, pas un de ses muscles ne remuait ; on eût dit une statue.

Ce qui se passait était une chose tellement imprévue, si extraordinaire, que nous ne savions que penser. Ce fut Robert Lange qui nous donna le mot de cette énigme.

— Misérable ! s’écria-t-il d’une voix vibrante en s’adressant au nègre, cette main qui a assassiné plusieurs Bretons ne fera plus peur bientôt, même à un enfant !

En effet, prodige inouï de force auquel jamais je n’aurais ajouté foi si je n’en eusse été témoin et que je puis attester ici sur l’honneur, la main du Breton avait serré celle de son adversaire avec une telle violence que le sang du nègre rejaillissait de ses doigts.

— Grâce, grâce ! s’écria peu après Petit-Blanc incapable de supporter plus longtemps l’atroce supplice que lui causait cette terrible étreinte, grâce, je suis vaincu…

Mais Robert, insensible à cette prière, sourd à ces plaintes, ne lâcha la main qu’il broyait que quand le nègre tomba sur ses genoux !

Alors, spectacle hideux ! nous vîmes cette main pendre, inerte et sanglante ; elle était littéralement parlant écrasée.

Décrire à présent notre enthousiasme, notre joie frénétique, me serait impossible. Des cris de vive la France ! vive la Bretagne ! vive Robert ! saluèrent avec transport le triomphe du brave Breton. Nous étions fous de joie.

Quant à Robert Lange, il n’avait rien perdu de son sang froid.

— Colonel, dit-il avec cette fausse bonhomie si pleine de ruse et de raillerie qui n’appartient qu’aux paysans et qu’il avait dû conserver de sa vie campagnarde, à présent que la petite formalité de la poignée de main est accomplie, je pense que nous pouvons commencer la boxe ? Qu’en pensez-vous ?

Lord S… était avant tout homme du monde ; il parut donc ne pas comprendre ce sarcasme ; et s’adressant à Petit-Blanc, comme si rien d’extraordinaire ne venait de se passer :

— Êtes-vous prêt ? lui demanda-t-il.

Le nègre souffrait de si atroces douleurs qu’il ne pouvait parler : il se contenta de répondre à cette question par un signe négatif de tête.

— Renoncez-vous au combat ? continua lord S… avec le même sérieux.

— Oui…

— Alors je déclare, comme juge du camp, que vous êtes vaincu. Monsieur Robert, ajouta le colonel avec une grande politesse, voici les vingt livres que je vous dois. Je conviens que vous possédez une force de poignet peu ordinaire, mais je n’en reste pas moins convaincu que si Petit-Blanc se fût mesuré avec vous à coups de poing il vous aurait tué.

Robert Lange, au lieu de prendre avec empressement les quatre bank-notes de cinq livres chacune que lui présentait lord S…, recula d’un pas ; mais il se ravisa bientôt, et les saisissant sans remercier :

— Je serais bien bête de laisser cet argent aux Anglais ! s’écria-t-il en mettant les billets dans sa poche ; c’est toujours autant de pris sur l’ennemi !…

Le Breton revint alors parmi nous, et je laisse au lecteur à penser l’accueil que nous lui fîmes : il fut porté en triomphe.

— Messieurs et mesdames, dit lord S… en s’adressant à ses compatriotes qui étaient venus pour assister à la défaite de Robert, recevez toutes mes excuses pour le dérangement inutile que je vous ai causé. J’en suis confus et innocent tout à la fois, car raisonnablement parlant il m’était impossible de prévoir ce qui est arrivé. Je crois que ce que nous avons maintenant de mieux à faire c’est de nous en aller et de laisser messieurs les Français cuver en paix la joie dont ils sont enivrés.

Lord S…, après avoir donné une poignée de main au capitaine R…, dont le visage cramoisi de colère nous promettait le retour d’une de ces cruelles excentricités dont lui seul possédait le secret, et dont il nous avait déjà donné de si fréquents échantillons, fit signe à Petit-Blanc de le suivre, et sifflant son beau chien danois, se disposa à rejoindre le canot qui l’attendait au bas du ponton.

Petit-Blanc ne se fit pas répéter cet ordre ; il se mit en marche derrière son maître d’un air penaud et confus. Mais le beau danois ne