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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/40

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seront pour lui, et que l’on attribuera sa défaite au déplorable état d’épuisement dans lequel il se trouve.

Le capitaine R… réfléchit un moment avant de me répondre, puis se tournant vers moi et me souriant de l’air le plus agréable qu’il lui fût possible de prendre, c’est-àdire me faisant une affreuse grimace :

— Au fait, je ne vois pas d’inconvénient majeur à me rendre à votre désir, me dit-il. Il est certain que je serais horriblement contrarié si la boxe s’arrêtait à la première passe !… Oui, vous avez raison ; il faut pour que la fête soit complète que votre compatriote ait au moins l’air de résister… Allez me le chercher de suite…

Je ne me fis pas répéter cet ordre ; je m’empressai de me rendre auprès de Robert Lange, et je lui fis part de la bonne aubaine qui l’attendait.

— Satanés Anglais, me dit-il en haussant les épaules, ce qui était son geste habituel, ils refusent le strict nécessaire à de pauvres diables qui succombent sous les privations, et ils offrent de bons déjeuners à ceux qui les amusent par des combats à coups de poing… Ce sont de fameuses canailles !… N’importe !… Depuis sept ans, je n’ai pas fait ce qui peut s’appeler un repas, et je ne serais pas fâché de m’asseoir un peu à une bonne table… Ça sera toujours autant de pris sur l’ennemi…

Cinq minutes plus tard le Breton, installé devant un succulent déjeuner, mangeait comme quatre et buvait comme six.

— Prenez garde, lui dis-je, vous allez vous faire mal ! Méfiez-vous surtout de ce vin de Porto…

— Je le trouve trop bon, camarade, pour lui faire cette injure.

— Oui, je conçois qu’il soit de votre goût, mais n’oubliez pas que vous n’êtes plus habitué aux boissons alcooliques et que leur action sur vous doit avoir par conséquent une grande puissance. Prenez des forces, mais ne troublez point votre raison…

— Ne craignez rien, camarade ; avant mon entrée dans les pontons je buvais mon petit demi-litre d’eau-de-vie chaque jour, et je puis pourtant vous assurer, sans vanterie, que j’ignore encore ce que c’est que l’ivresse.

— Eh bien alors, je n’insiste plus ; donnez-vous-en à cœur joie…

Robert Lange usa si largement de cette permission qu’il finit par plonger dans la plus profonde stupéfaction le maître d’hôtel qui le servait ; l’Anglais, depuis qu’il exerçait ses fonctions, n’avait jamais rien vu de pareil.

— Voilà qui est fini, dit enfin le Breton en se levant tranquillement de table, pas de carte à payer, pas de compagnie à saluer, c’est on ne peut plus commode. Allons-nous en…

Robert Lange, dont j’épiais avec une curiosité inquiète les moindres mouvements, me prit alors par le bras et s’éloigna avec moi d’un pas calme et assuré.

— Ne sentez-vous pas les vapeurs du Porto vous monter à la tête ? lui demandai-je lorsque nous nous retrouvâmes au grand air sur le pont.

— Farceur, me répondit-il en riant, car il crut que je plaisantais, ce Porto est un petit vin rafraîchissant, qui, s’il manque de force, n’en est pas cependant à dédaigner pour cela… Il vaut presque le cidre…

— Ma foi, pensai-je, si Robert est aussi athlète qu’il est remarquable buveur, je pourrais bien gagner mon pari d’une guinée ! Vraiment, ce garçon-là n’est pas une nature ordinaire, et je suis presque tenté de croire que ses camarades n’ont point tort de compter sur lui.

Vers les deux heures de l’après-midi on signala un canot qui se dirigeait vers la Couronne, et contenait plusieurs dames anglaises, parées avec ce luxe éclatant et de mauvais goût si essentiellement britannique.

Le capitaine R… s’empressa de recevoir ses visiteuses avec toute la galanterie dont il était susceptible, et les installa aux meilleures places sur les gradins. Nous conjecturâmes de là que le moment de la lutte approchait. En effet, presque au même instant une dizaine de canots, portant toute la fashion des deux sexes de Portsmouth et de Gosport, abordèrent notre ponton, dont le pont ne tarda pas à présenter un coup d’œil pittoresque et animé.

Bientôt des hourras et des cris de joie retentirent et nous annoncèrent l’arrivée de l’ordonnateur et du héros de la fête, c’est-à-dire le brillant colonel et l’illustre Petit-Blanc.

— Que fait Robert Lange ? demandai-je à un de ses amis, un Breton qui passa à ce moment près de moi.

— Robert joue à la drogue, me répondit-il.

— Que pense-t-il, que dit-il ?

— Il pense que tous ces gens-là sont bien bêtes de se déranger tout exprès pour voir deux pauvres diables s’assommer, et il demande qu’on le laisse jouer tranquille, et qu’on vienne l’avertir seulement quand on aura besoin de lui.

— Ma foi, sa confiance commence à me gagner. Je ne suis plus si éloigné de croire qu’il se tirera de ce mauvais pas à son honneur.

— Camarade, me répondit le Breton en mordillant sa chique d’un petit air moqueur, vous parlez du pays que vous ne connaissez pas, absolument comme un aveugle qui cause sur les couleurs. Je ne vous dis que ça ; pour le moment, ça suffit. Vos yeux ne tarderont pas à vous apprendre que les Bretons ne sont pas des gars à se laisser taper gratis par des mal-blanchis ! Moi, d’abord, je m’attends à une farce, je crois que nous rirons.

Ma conversation avec l’ami de Robert fut interrompue par l’arrivée de l’honorable colonel anglais lord S…, qui, suivi de son favori Petit-Blanc et d’un magnifique chien danois, apparut sur le pont et attira aussitôt tous les regards. Le capitaine R… se précipita à sa rencontre, et après lui avoir donné une respectueuse poignée de main, le conduisit à la place d’honneur qui lui était réservée.

— Eh bien, mon cher capitaine, lui dit le lord, le Français est-il toujours décidé à tenter l’aventure ?

— Quelque mal élevés que soient les Français, ils ont encore pourtant assez de savoir-vivre pour comprendre que l’on ne dérange pas inutilement une personne comme Votre Grâce ! répondit le capitaine R… en s’inclinant profondément devant le colonel.

— En ce cas, veuillez je vous prie, cher capitaine, le faire avertir que Petit-Blanc est à ses ordres et l’attend…

— L’illustre Petit-Blanc n’est pas fait pour attendre un chien de Français, répondit galamment notre geôlier. Holà ! interprète, allez vite chercher votre compatriote. Nous étions dans une trop grande impuissance et trop bien habitués à ces injures que nous méprisions pour que l’idée me vînt de relever cette insulte. Je me contentai de hausser les épaules d’un air de mépris et j’obéis.

— Robert, dis-je en accostant le Breton que je trouvai occupé à jouer tranquillement sa partie de drogue, le moricaud m’envoie vous demander si vous vous fichez de lui, que vous n’êtes point venu encore le saluer…

— Certainement, que je me fiche de lui, me répondit le Breton d’un air calme et doucereux que démentait la rougeur qui lui était montée au visage. Dites-lui que j’ai encore quelques points à faire et qu’il ait à m’attendre… C’est son métier.

Ravi de cette réponse qui me permettait de prendre ma revanche de l’impertinence gratuite du capitaine, je m’empressai de retourner auprès de lui, et là d’une voix bien haute et bien claire, devant toute la société :

— Capitaine, lui dis-je, le matelot Robert est en train de jouer aux cartes. Il me charge de répondre à l’invitation du domestique Petit-Blanc qu’aussitôt qu’il aura terminé sa partie il viendra le trouver.

Ces paroles, comme je m’y attendais, produisirent un véritable scandale : ce fut partout un concert d’imprécations contre les Français et leur impertinence. Le capitaine R…, cédant à sa nature brutale et emportée, voulait à toute force faire jeter Robert Lange au cachot : le colonel eut toutes les peines du monde à le calmer.

— C’est un usage en France, capitaine, lui dit-il, à ce que l’on m’a raconté, de satisfaire pendant sa dernière heure à tous les caprices possibles que manifeste un condamné à mort. Laissons cet homme achever sa dernière partie de cartes ! Quant à vous Petit-Blanc, ajouta le lord, déshabillez-vous et préparez-vous.

Petit-Blanc se dépouilla aussitôt de la riche et baroque livrée dont il était affublé, et un murmure d’admiration, presque de terreur, circula le long des gradins lorsqu’il montra à nu son torse d’Hercule. Le fait est que ses bras, plus gros que des cuisses, et sa poitrine, supérieure en largeur à l’espace qu’eussent occupé deux hommes placés de front l’un contre l’autre, dénotaient une force fabuleuse et qu’il était impossible de préciser. Ce Petit-Blanc était un véritable phénomène.

Le murmure flatteur dont je viens de parler durait encore lorsque Robert Lange apparut à son tour. Le Breton, l’air paisible, les épaules un peu voûtées, les mains dans ses poches, sa chique dans la bouche et son bonnet de coton sur la tête, présentait un contraste tellement saisissant avec la superbe prestance et la pose théâtrale de son adversaire que les Anglais se trouvèrent un moment tout désappointés.

— Mais cet homme ne pourra jamais résister à une chiquenaude du beau noir, disaient les ladies d’un air chagrin, ce combat est une plaisanterie… ce n’était pas la peine de nous déranger pour si peu de chose… Je parie que c’est encore là une mystification de lord S. ; nous aurions dû nous en douter.

Quant à Petit-Blanc, après être resté pendant quelques secondes plongé dans une stupéfaction profonde, il partit bientôt d’un éclat de rire tellement prolongé et bruyant qu’on eût dit une sonnerie de trompette.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il en parvenant enfin à modérer sa gaieté, comme c’est drôle !…

— Dites donc, monsieur, me demanda alors tranquillement Robert, qui pendant le cours de cette scène avait conservé tout son flegme et tout son sang-froid, qu’est-ce qu’il a donc cet animal-là ? Se figure-t-il bonnement que j’ai laissé là ma drogue pour venir assister à ses grimaces ?.. S’il a peur de boxer, qu’il le dise… Mais je ne tiens pas du tout à l’assommer… ça m’est égal… et je retournerai alors finir ma partie de cartes.

Le colonel S…, comme la plupart des membres de l’aristocratie anglaise, comprenait et parlait assez bien, je l’ai déjà dit, la langue française. S’adressant aussitôt à Robert Lange :

— Mon ami, lui dit-il, votre piteuse apparence justifie suffisamment la gaieté