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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/43

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sons la force par la force !… Au total, il vaut mieux mourir en combattant que de se laisser lâchement égorger sans se défendre.

— Oui, oui ! nous écriâmes-nous avec enthousiasme ; armons-nous, et mort aux Anglais !

Le lecteur se ferait difficilement une idée des ressources que nous trouvâmes dans notre désespoir ; nous tirâmes parti de tout, de nos outils, de nos fleurets, de nos compas, des pieds massifs de nos tables ; et en moins d’une demi-heure nous étions armés d’une façon peu régulière, sans doute, mais qui nous permettait au moins de nous défendre.

Nous nous empressâmes ensuite de construire avec nos meubles et nos lits des barricades ou des retranchements devant les meurtrières anglaises.

L’heure fatale allait expirer lorsque nous aperçûmes à travers nos sabords un superbe canot rempli d’officiers supérieurs de marine qui semblait se diriger vers notre ponton ; en effet, quelques minutes plus tard cette embarcation accostait la Couronne.

Je laisse à penser la joie que nous causa cette arrivée inattendue, car il n’était pas probable que devant ces officiers supérieurs le capitaine R… passerait à l’exécution de ses sanglantes menaces ; au reste, notre curiosité n’était pas moins grande que notre joie : nous ne pouvions deviner ce que signifiait l’apparition de toutes ces grosses épaulettes.

— Vous devriez bien, Garneray, monter sur le pont et venir nous expliquer ensuite ce qui se passe là-haut, me dit un camarade..

— Mais ne suis-je pas prisonnier comme vous ?

— Nullement. Vous êtes interprète, et comme tel vous n’avez rien à craindre.

Mes compagnons d’infortune appuyèrent si fortement cette proposition et insistèrent auprès de moi avec tant de force, que je finis pas me rendre à leur désir et je montai sur le pont.

Le factionnaire placé à la porte de la batterie me laissa passer sans m’adresser la moindre question, et je ne tardai pas à me trouver en présence de l’imposante société qui venait d’arriver.

La première chose que je remarquai fut l’extrême froideur avec laquelle les officiers supérieurs accueillaient les avances empressées de notre geôlier : à peine daignaient-ils répondre à ses compliments par un simple signe de tête.

— Lieutenant R…, lui dit un amiral, faites venir les signataires des deux plaintes adressées au Transport-Board ; voici la liste de leurs noms.

— Mais, amiral, il doit y avoir erreur ! s’écria R… décontenancé ; je n’ai fait parvenir au Transport-Board qu’une seule plainte.

— Les voici toutes les deux, monsieur… Je vous permets d’en prendre connaissance.

L’amiral en parlant ainsi remit à notre turnky deux rouleaux de papier dans lesquels je reconnus au premier coup d’œil, d’abord le procès-verbal dressé par nous contre nos fournisseurs à l’instigation de R…, ensuite le mémoire où nous exposions les cruautés et les illégalités de la conduite du susdit capitaine R…, mémoire que, le lecteur peut s’en souvenir, nous avions caché dans le pain envoyé en échantillon.

Comment décrire à présent l’immense désappointement, la fureur contenue et le désespoir qu’éprouva le misérable R… en voyant à quel piège il s’était laissé prendre ? Ah ! je ne doute pas un instant que s’il eût été alors en son pouvoir de nous faire pendre tous, il nous eût tous immolés à sa rage.

— Eh bien, monsieur, reprit l’amiral, qui remplissait dans cette commission d’enquête les fonctions de président, qu’avez-vous à répondre ?

— J’ai à répondre, amiral, s’écria R… ne sachant plus où donner de la tête, que, malgré ma mauvaise opinion des Français, je ne les croyais pas capables d’une si vilaine perfidie et d’une si profonde ingratitude…

— Faites venir les signataires de ces plaintes. Vous vous expliquerez après que nous les aurons entendus.

Je m’empressai, quant à moi, de courir annoncer cette bonne nouvelle dans la batterie et dans le faux pont : elle excita partout des transports de joie ! Le ciel prenait-il donc enfin en pitié nos souffrances, et allions-nous être délivrés de l’odieuse tyrannie de l’infâme R… ? Ce bonheur nous paraissait si grand que nous ne pouvions y croire !

Une demi-heure plus tard, la commission d’enquête installée dans la chambre du conseil faisait comparaître devant elle les signataires des deux plaintes et les interrogeait, je dois lui rendre cette justice, avec la plus grande impartialité.

Comme nous n’avions que la vérité à répondre pour tuer notre ennemi, notre rôle nous fut facile. Vint un moment où le capitaine R… se trouva tellement accablé par l’unanimité et la précision des témoignages portés contre son odieuse conduite qu’il demanda, se sentant menacé d’une attaque d’apoplexie foudroyante, à se retirer un moment pour aller prendre l’air.

L’enquête se poursuivit jusqu’à la fin du jour, et lorsque la nuit venue la commission quitta la Couronne pour retourner à terre, nous ne doutions plus de notre victoire et nous considérions la révocation comme un fait accompli. En effet, trois jours plus tard arriva à bord son successeur !

Malheureux R…, quel triste départ fut le sien ! Jamais plus monstrueux charivari n’exista que celui dont nous le saluâmes, lorsque le canot qu’il montait pour retourner à terre passa devant nos sabords ! C’était notre dernière vengeance, je laisse à penser si nous nous y livrâmes de tout cœur.

Une fois délivrés de notre geôlier, il nous sembla que la vie prenait