Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/44

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pour nous un aspect tout nouveau ; que nous renaissions à la vie ! Cependant nos souffrances ne faisaient que s’aggraver de jour en jour, et la mortalité qui régnait à bord de notre ponton augmentait dans des proportions effrayantes.

L’affreux régime alimentaire auquel nous étions soumis, l’air méphitique de nos cloaques et surtout les brusques changements atmosphériques que nous subissions lorsque nous passions des batteries ou du faux pont au grand air, changements qui équivalaient à la différence qui existe entre une étuve chauffée à toute vapeur et une température à dix degrés au-dessous de zéro, multipliaient d’une façon effrayante les cas d’hémoptysie ou de suppuration des poumons.

Immédiatement après l’hémoptysie, la maladie régnante, venaient le marasme et la phtisie ; peu de prisonniers étaient valides. Tous les ans, le Transport-Office faisait faire des visites par les médecins et comme rien n’est aussi facile à calculer que le temps qu’il reste à vivre à un poitrinaire, on renvoyait mourir dans leurs familles ceux qui n’avaient plus devant eux que quelques semaines d’existence.

Aussi les Anglais, qui aimaient à faire parade de leur humanité parce qu’ils en manquaient toujours, se vantaient-ils d’avoir rendu à la liberté, depuis le commencement de la guerre, douze mille prisonniers : les douze mille libérés, en considérant les choses à leur vrai point de vue, représentaient douze mille assassinats !


XVI.


Ponton la Vengeance – Un brocanteur émérite – Un bonheur m’arrive – Incurables – Haine et cruauté – Dévouement d’un défenseur – Un jeune amoureux – Altercations – Suicide


Pendant les premières semaines qui suivirent la révocation du capitaine R…, je parvins à me caser assez convenablement, et je me remis à mes travaux de peinture.

Je travaillais, pendant les loisirs assez nombreux que me laissaient mes fonctions, à un grand tableau, lorsque notre nouveau capitaine m’annonça que son confrère du ponton la Vengeance, dont l’interprète venait de mourir, lui faisait demander de lui céder le sien pour quelques jours, et que comme il comprenait, lui, assez le français pour pouvoir se passer momentanément de mes services, il avait disposé de moi.

Il n’y avait rien à répondre à cet ordre, sinon à obéir. Je pris donc congé de mes camarades de la Couronne, que je ne devais plus revoir, et je m’embarquai pour la Vengeance. C’était sur ce ponton que devait se terminer ma captivité ; seulement, cette captivité devait durer encore cinq années !

Je n’entreprendrai point de dépeindre au lecteur l’aspect que me présenta cette nouvelle prison lorsque j’y arrivai. À peu de chose près, car ces tombeaux vivants se ressemblaient tous, c’était absolument la même chose qu’à bord de la Couronne.

Installé en ma qualité d’interprète dans une petite chambre particulière située dans la batterie de 18, j’étais bien moins à plaindre que le reste des prisonniers ; je ne tardai pas non plus à m’arranger avec notre commis aux vivres qui me céda, ou pour être plus exact qui me loua une cabine étroite qu’il occupait à bâbord sur le gaillard d’arrière, et dont je fis mon atelier.

Entièrement absorbé par mes travaux, je me mêlais fort peu à la vie des prisonniers ; et le temps passait pour moi, sinon d’une façon heureuse, au moins rapidement.

Un jour je reçus la visite d’un gros petit homme qui, entrant sans façon dans mon modeste atelier, se mit sans me dire un mot à examiner mes productions avec le plus parfait sans-gêne.

— Ces marines, pour être peintes par un Français, ne sont pas par trop médiocres, me dit-il enfin ; si vous voulez vous montrer raisonnable nous nous arrangerons peut-être ensemble !… Je suis marchand de tableaux à Portsea !

Comme j’étais alors fort à court d’argent, il me parut voir le ciel s’ouvrir devant moi, et je m’empressai de répondre que j’étais l’homme le plus facile du monde en affaires.

— Mon garçon, me dit le marchand – car les Anglais abusant de notre position avaient pour habitude de nous traiter avec une dédaigneuse familiarité –, « mon garçon », vous avez tort de parler ainsi ! Si le hasard eût fait qu’au lieu d’être un honnête homme comme je le suis, vous eussiez trouvé un juif en moi, cet aveu eût pu vous coûter cher… Heureusement pour vous que votre bonne étoile vous a servi, je me nomme Abraham Curtis !

L’Anglais prononça ce nom avec une telle emphase, que je jugeai qu’il devait être très honorablement connu ; et je n’osai lui avouer que cette fois était la première de ma vie que je l’entendais prononcer.

Après un court débat, il fut convenu qu’il me prendrait tous mes tableaux, à la condition toutefois qu’ils fussent d’une certaine dimension et très soignés, à raison d’une livre sterling ou vingt-cinq francs pièce.

Ce prix, auquel j’étais loin de m’attendre, me combla de joie. Je touchai le jour même six livres sterling pour tous les tableaux qui se trouvaient dans mon atelier, et qu’Abraham Curtis emporta avec lui.

À partir de ce moment ma vie se changea en un travail acharné ; je ne quittais presque plus mon chevalet que pour prendre mes repas, je peignais sans cesse, hiver comme été. J’arrivai de cette façon à produire jusqu’à trois et quelquefois quatre tableaux par mois.

Fidèle à ses promesses, mon marchand me payait avec une régularité dont je ne pouvais lui savoir assez de gré : je le proclamais en mon cœur l’homme le plus honnête et le plus généreux du monde entier.

Vers le milieu de l’automne, il y avait à peu près six mois que j’étais sur la Vengeance, le capitaine m’ordonna un matin d’annoncer aux prisonniers pour le jour même la visite du médecin du Transport-Office chargé d’examiner les malades que l’on devait renvoyer cette année dans leurs familles comme incurables.

Cette annonce, ainsi que cela avait toujours lieu, produisit sur les détenus une impression profonde ; car comme chacun, parmi eux, se trouvait, hélas ! en état de concourir, chacun espérait.

Vers les deux heures de l’après-midi arriva le médecin ; tous les cœurs battaient d’espoir et de crainte. Le médecin chargé de cette importante visite, un nommé Weiss, mérite bien que je lui consacre quelques lignes.

Espèce de petit-maître ridicule, poudré, pincé, et ricanant sans cesse, ce docteur était âgé d’environ cinquante-cinq ans, d’une taille exiguë, et affligé de la figure la plus disgracieuse qu’il fût possible d’imaginer ; il était amoureux de lui-même à l’excès et se croyait complaisamment le premier praticien de l’Angleterre ; au reste, d’une insolence remarquable, il professait hautement pour les Français le plus profond mépris et ne daignait même pas leur cacher la haine qu’ils lui inspiraient. Amateur effréné de mauvais jeux de mots et de calembours, chaque mot qu’il prononçait était un quolibet, et chaque quolibet une insulte. À présent, passons à la visite.

Les deux premiers malades qui se présentèrent devant ce juge cruel et prévenu offraient un curieux et attendrissant contraste entre eux.

Le premier, beau vieillard âgé de soixante-cinq à soixante-huit ans, était, ainsi que le laissait facilement deviner son teint bronzé par les chaleurs des tropiques et ses mains déformées par un contact journalier avec le chanvre et le goudron, un matelot fini. Amputé de la jambe droite, il s’appuyait sur un beau jeune homme qui pouvait avoir vingt-cinq à trente ans, mais dont les traits flétris et le corps affaibli par le marasme ne laissaient que trop entrevoir la fin prochaine.

Ce vieillard et ce jeune homme étaient le père et le fils : tous les deux matelots, tous les deux faits prisonniers le même jour. C’étaient des concurrents sérieux, et je ne doutais pas que le docteur Weiss ne fit droit à leur juste demande.

— Ah ! ah ! s’écria le docteur d’un air joyeux en frappant de sa canne la jambe de bois du vieillard, il paraît, mon ami, que vous avez voulu causer avec les Anglais… C’est un vilain défaut que d’être bavard… Voyez où cela vous a conduit… Ma foi, c’est bien fait, vous n’avez eu là que ce que vous méritiez…

Le vieillard qui depuis six ans pourrissait sur les pontons ne releva pas cette mauvaise plaisanterie et se contenta de plaider sa cause.

— Monsieur le docteur, dit-il humblement, renvoyez-moi en France, je vous en conjure. Je sens que je n’ai plus que peu de temps à vivre, et je voudrais bien mourir là où est mort mon père ! Et puis, quel tort puis-je faire à présent aux Anglais, pauvre misérable estropié que je suis ? À quoi sert ma présence ici, sur les pontons ? Quel avantage en retire le gouvernement anglais ? Pourquoi dépenser son argent à me nourrir ?

— Le fait est, vieil éclopé, s’écria le docteur, que je ne vois pas trop pourquoi le gouvernement s’occupe de vous. Quel est votre âge ?

— J’ai soixante-six ans, mon bon docteur !

— Dormez-vous bien ?.. vous sentez-vous robuste ?..

— Je ne puis plus dormir, et j’éprouve à chaque instant des éblouissements et des faiblesses qui m’empêchent de me tenir debout.

— Mauvais, cela… Donnez-moi votre pouls… Détestable ! Montrez-moi votre langue… Abominable !… Mon garçon, je ne voudrais pas me trouver en ce moment dans votre peau… Dites-moi, avez-vous bien envie de revoir votre pays, de retourner en France ?

— Si j’en ai envie, mon excellent docteur, s’écria le malheureux, c’est-à-dire qu’à cette idée je pleure de joie comme un enfant.

— Allons, consolez-vous, et bon espoir !

— Alors, ô mon bon docteur, vous me désignerez donc cette fois ! s’écria le pauvre mutilé, en proie à une émotion profonde.

Il me parut que le docteur, contrairement à son habitude, ressentait quelque pitié, car, frappant doucement du revers de sa main la joue brunie du vieux matelot :

— Je vous le répète, du courage et bon espoir, lui dit-il d’un air de bonté dont je ne le croyais pas capable. Et ce jeune homme, quel est-il ?

— C’est mon fils, docteur.

— Ah ! votre fils ! c’est-à-dire que c’est vous qui lui avez appris son état de marin, sans doute ? C’est d’un bon père. Et que réclame-t-il ce jeune homme ?

— Il voudrait comme moi, docteur, retourner mourir en France…

— Voyons, que je l’examine un peu… Oui, en effet, il est dans un piteux état… Pauvre jeune homme !