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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/46

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— Est-ce que je sais, moi ! D’abord on ne nous donne rien à manger.

— Dormez-vous bien, la nuit ?

— Il faut bien que je dorme pour rêver à elle… mais je me réveille plus de cent fois de suite en sursaut.

— Pleurez-vous souvent ?

— C’est humiliant à avouer, pour un homme, mais je ne fais que ça ; mes yeux ressemblent à des fontaines… Pourtant je puis dire, la main sur la conscience, que c’est pas le courage qui me manque… Que voulez-vous, c’est plus fort que moi.

— Hélas ! mon pauvre enfant, je regrette d’avoir à vous annoncer que nous ne pouvons rien pour vous, dit d’un ton affectueux le docteur Fuller. Vous êtes amoureux, et l’amour n’est pas considéré, à tort peut-être, comme une maladie assez grave pour motiver le renvoi d’un prisonnier dans sa patrie…

— Tiens ! qui donc vous a dit que j’étais amoureux ? s’écria le jeune homme avec étonnement. Eh bien, c’est vrai ! Après tout, c’est pas une chose déshonorante… Oui, c’est pour pouvoir gagner de quoi épouser Angélique que je me suis embarqué à bord de l’Éclair. Quant à être malade, je jure que je le suis…

M. Fuller, n’ayant rien à répondre, s’éloignait pour rejoindre son confrère déjà parti lorsque le jeune corsaire le retint à son tour.

— Ainsi, lui dit-il d’un ton suppliant, vous ne voulez pas me renvoyez en France ?

— Je vous répète, mon pauvre garçon, que cela m’est impossible.

— C’est votre dernier mot ? Eh bien, si vous êtes un honnête homme vous ne tarderez pas à vous repentir de ce refus ; je ne vous dis que ça. Le petit jeune homme, après avoir prononcé ces paroles d’un ton déterminé, enfonça d’un coup de poing son chapeau de cuir goudronné sur sa tête et se dirigea vers un des coins les plus obscurs de la batterie.

Lorsque nous rejoignîmes le docteur Weiss, il était retenu par une foule de prisonniers qui, avant de le laisser partir, voulaient tous rappeler à son souvenir les cas d’infirmité qui selon eux devaient les faire renvoyer en France.

Le docteur semblait jouir avec volupté de toutes ces supplications, de toutes ces douleurs et donnait un libre cours à sa méchanceté : chaque soupir lui arrachait un sourire, chaque plainte lui inspirait un calembour ; toutefois, malgré le plaisir évident que lui procurait l’application de ces tortures morales, il semblait pressé de quitter le gaillard d’arrière et une inquiétude mal dissimulée se lisait dans ses regards.

— Allons, Fuller, partons, dit-il en se dirigeant enfin vers la porte de l’escalier extérieur.

Dans le brusque mouvement qu’il fit pour rompre le cercle des prisonniers qui l’entouraient, un papier tomba de sa main, et je m’empressai de le ramasser. En tête de ce papier était écrit en grosses lettres :

« Noms des détenus à renvoyer en France ! »

On conçoit que je me gardai bien de rendre ce précieux document dont Fuller possédait le double ; je le cachai aussitôt sous ma veste afin de pouvoir, en le communiquant aux prisonniers qu’il intéressait, leur éviter la pénible attente de quinze jours ou un mois peut-être, qu’entraînait toujours la publication de la révision annuelle qui avait lieu sur tous les pontons.

J’ai dit que le docteur Weiss, repoussant les prisonniers, s’était élancé vers la porte de sortie ; une fois arrivé au pied de l’escalier il leva la tête, se retourna vers nous, et, certain que nous ne pouvions plus nous opposer à son passage :

— Après tout, mes amis, nous dit-il d’un air plein d’onction et de bonhomie, consolez-vous : il y en a beaucoup parmi vous qui ne doivent plus rester longtemps à bord de la Vengeance

— Quoi ! docteur, serait-il question de la paix ? s’écria un détenu.

— Pas précisément, mes excellents amis, mes très chers Français, à moins toutefois que vous n’entendiez par la paix, le repos de la tombe… car… je vous gardais cette bonne nouvelle pour mes adieux, la fièvre jaune vient de se déclarer à bord de la Vengeance.

Le docteur, après avoir prononcé avec une joie singulière cette foudroyante révélation qui nous frappa d’épouvante, sauta lestement de l’escalier, dont sa main tenait la rampe en corde, dans son canot, et se retira.

Comment expliquer à présent la terreur que nous causa l’annonce de ce terrible et mystérieux fléau que les Français désignent sous le nom de fièvre jaune et les Espagnols sous celui de vomito ? Chaque soir vingt malheureux ne succombaient-ils pas à la suite de maladies cruelles ? une mortalité énorme avait-elle jamais cessé de nous décimer ? jouissions-nous parfois d’une heure de repos, d’une seconde de plaisir ? Non, non, mille fois non !

Chaque nuit une chaloupe chargée des corps de nos amis s’éloignait silencieusement de notre ponton sans être accompagnée par une prière, et sans nous laisser, tant la souffrance nous avait endurci le cœur, ni un regret ni un souvenir ! Pourquoi donc la fièvre jaune nous épouvantait-elle à ce point ? Je l’ignore… Je constate ici un fait, et voilà tout.

Je dois rendre cette justice au docteur Fuller, qu’en apprenant la perfide indiscrétion de son supérieur il qualifia avec une généreuse indignation son ignoble conduite.

— Mes amis, nous dit-il, ne vous laissez pas aller au désespoir. J’ai longtemps séjourné dans les colonies où règne le vomito, et je puis vous assurer que cette maladie n’est nullement contagieuse ! Soignée à temps et avec intelligence, elle peut parfaitement bien se guérir. Seulement, ceux qui s’affectent le moral et cèdent au découragement ou à la peur courent de bien plus grands dangers que les hommes doués d’un esprit résolu. Du courage, je vous le répète. Je réponds de sauver ceux d’entre vous qui seront atteints.

M. Fuller, que nous remerciâmes avec chaleur pour ses bonnes paroles, allait se retirer lorsque des cris perçants de : « Au secours ! au secours ! » partant du fond de la batterie lui firent remonter les premières marches de l’escalier qu’il avait déjà franchies.

Au même instant un prisonnier couvert de sang, le visage altéré par une vive émotion et les vêtements en désordre, se précipita parmi nous.

— Un de nos camarades vient de se couper la gorge, nous dit-il, venez à son secours ; je ne crois pas qu’il soit encore mort.

Le docteur Fuller, accompagné par la foule, s’empressa de suivre le matelot qui le conduisit au fond de la batterie, dans un endroit tellement obscur qu’à peine pouvait-on y reconnaître quelqu’un à trois pas de distance.

Nous distinguâmes confusément en arrivant comme un paquet noir étendu par terre : c’était le corps du suicidé.

— Portez ce malheureux au grand jour ! dit Fuller.

On s’empressa d’obéir au docteur, et que l’on juge de l’émotion que je dus ressentir lorsque je reconnus dans l’infortuné le pauvre petit corsaire amoureux de mademoiselle Angélique !

Je me rappelai alors les dernières paroles du jeune corsaire, et je me reprochai amèrement de n’y avoir pas attaché plus d’importance que je l’avais fait.

C’était au moyen d’une lime aiguisée que le malheureux avait tenté de se donner la mort. Lorsqu’on le releva, il était inondé de sang, pâle comme un cadavre, mais il respirait encore.

Le docteur Fuller, après lui avoir fait prendre un cordial que lui apporta son aide, un médecin français nommé Tancret, examina avec une grande attention sa blessure.

— Si le coup que s’est porté cet infortuné n’avait été amorti par la rencontre d’une côte, il serait mort sur-le-champ, nous dit-il. À présent je puis répondre de lui… il ne succombera pas…

Quelque endurcis que nous fussions, cette assurance nous causa un vif plaisir ; car il était impossible, en voyant la jeunesse et la beauté de cet enfant, de ne pas s’intéresser à lui.

Bientôt il reprit connaissance :

— Ne parlez pas et remuez le moins que vous pourrez, lui dit le docteur ; vous ne courez aucun danger, et si vous voulez bien suivre exactement mes ordres, dans quinze jours vous serez guéri.

— Tant pis, docteur, répondit d’une voix faible le blessé ; après tout, que m’importe… une fois guéri… je recommencerai…

Il y avait un tel accent de volonté dans la manière dont le pauvre petit malheureux annonça cette résolution, que je me promis, une fois qu’il serait en convalescence, de le surveiller de façon à l’empêcher de donner suite à ses projets. J’étais loin de songer, en ce moment, que cette aventure, commencée si tragiquement, devait se terminer de la façon la plus burlesque et la plus bizarre, et donner lieu à l’un des épisodes les plus curieux et les plus extraordinaires que renferme l’histoire des pontons.


XVII.


Infamie du docteur Weiss – Dissertation médicale – Épidémie – Expulsion du docteur Fuller


Une fois le docteur Fuller parti, je m’empressai de donner communication à mes compagnons d’infortune du précieux document que je possédais ; c’est-à-dire de la liste, comprenant quarante noms, des prisonniers désignés pour être renvoyés dans leurs foyers.

Dire les transports de joie, tenant presque de la folie, qu’éprouvèrent les élus, me serait impossible : il y a de ces cris, de ces élans partis du cœur qui n’appartiennent à aucune langue humaine et ne peuvent s’écrire.

Que l’on juge du désespoir immense, sans nom, que durent ressentir ces malheureux, lorsque, quinze jours plus tard, l’on vint appeler sur la Vengeance les noms des malades que l’on libérait : il se trouva que pas un seul d’entre eux ne figurait sur cette liste définitive.

Le papier que le docteur Weiss avait eu l’air de laisser tomber par mégarde n’était autre chose qu’une jolie plaisanterie de sa part pour vexer, selon son expression, les chiens de Français. Lui-même nous fit plus tard cet aveu en se moquant beaucoup de notre crédulité.

Ah ! comment qualifier une semblable conduite ! Quelles expressions employer pour flétrir une nation qui traitait nos intrépides marins et nos braves soldats, dont le seul crime consistait à avoir été trahis par les hasards de la guerre, comme jamais les infidèles ne