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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/45

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— Ainsi, docteur, reprit le vieux matelot d’une voix qui tremblait, ainsi vous le renverrez aussi ?…

— Soyez sans inquiétude… On vous a dit que j’étais méchant, cruel même… Ce sont des calomnies…

— Vous méchant ! s’écria le mutilé, c…est-à-dire qu’en ce moment je vous trouve aussi bon que le bon Dieu…

Le docteur serra alors avec effusion la main du matelot, comme pour le remercier de lui rendre cette justice, puis d’une voix attendrie :

— Vous avez raison, pauvre malheureux, d’avoir confiance en moi… Il faudrait être un monstre pour vous arracher aux soins de votre fils… Je ne vous séparerai pas… je vous en donne ma parole.

À cette annonce de leur liberté le père et le fils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Au revoir ! mes amis, leur dit alors en ricanant le docteur ; à l’année prochaine…

— Comment, à l’année prochaine ! répéta le vieux matelot en ouvrant des yeux hagards.

— Eh bien, oui, je le répète, à l’année… Ne vous ai-je pas promis de ne pas vous séparer de votre fils ?.. Or, comme je suis un honnête homme et que je n’ai qu’une parole, je vous laisse ici ensemble tous les deux.

Le docteur se mit à rire et continua sa tournée.

Le malheureux matelot poussa un cri déchirant et perdit connaissance.

Les moindres délits commis par les prisonniers français étaient punis avec une telle sévérité à bord des pontons, et il fallait si peu de chose pour constituer un délit aux yeux de nos geôliers, que personne parmi nous n’osa, à la vue de cette ignoble cruauté du docteur Weiss, élever la voix.

Ce fut un Anglais, je suis heureux de constater ici cette exception aussi honorable que rare, qui se fit l’interprète de l’indignation générale. Cet Anglais, nommé Fuller, était le médecin ordinaire attaché spécialement à notre ponton.

— Monsieur, dit-il en s’adressant d’un ton ferme à son confrère, votre mission, si je ne me trompe, consiste tout bonnement à constater l’état de la santé des prisonniers, et nullement à leur infliger la torture. Or, puisque vous êtes médecin comme moi, monsieur, vous devez savoir que l’émotion cruelle que votre barbarie vient de faire éprouver à ce pauvre vieux matelot et à son fils est de nature à aggraver d’une façon désastreuse leur position déjà si critique. Comme homme et comme médecin, je proteste donc hautement contre votre inqualifiable conduite.

À ces paroles du généreux Fuller le docteur Weiss pinça ses lèvres d’un air rogue et méchant, et d’une petite voix doucereuse qui produisit sur moi le même effet que si j’eusse entendu siffler un serpent :

— Monsieur, répondit-il à son confrère, vos observations peu parlementaires viennent tout bonnement de ce que le Transport-Board, manquant de confiance dans vos talents et vos lumières, a jugé à propos de m’envoyer inspecter vos malades… C’est votre amour-propre froissé et non votre conscience indignée qui parle… Veuillez vous rappeler que vous ne m’êtes adjoint dans la visite générale que je passe aujourd’hui qu’à titre d’auxiliaire, que pour me donner les renseignements dont je puis avoir besoin sur l’état et la position des malades que vous soignez plus ou moins mal depuis un an !… Votre rôle, monsieur, est en ce moment tout à fait secondaire ; votre position, celle d’un subalterne… ne l’oubliez point !

— Je prends vos paroles, monsieur Weiss, non pour une insulte, car je vous méprise trop pour admettre que votre insolence puisse atteindre jusqu’à mon honneur ; mais je les regarde comme une nouvelle lâcheté, répondit vivement le docteur Fuller. Quant à ma position de subalterne dont vous vous targuez, je suis prêt, si vous avez assez de cœur pour venir avec moi sur le terrain, à donner immédiatement ma démission.

M. Weiss, à ce défi clairement formulé, garda un moment le silence, puis se retournant bientôt vers son confrère, et lui souriant d’un air aimable :

— Allons, mon cher Fuller, lui dit-il toujours de ce même ton doucereux qui ne l’abandonnait jamais, laissons de côté ces discussions puériles et continuons notre tournée. Nous sommes trop vifs tous les deux et cela finirait mal. Voici ma main.

Le docteur Fuller, qui avait servi longtemps dans la marine royale, et donné en maintes occasions des preuves multipliées d’abnégation et de courage, était doué d’une loyauté et d’une rigidité de principes remarquables : il ne daigna donc pas toucher la main que son confrère lui présentait, et il se contenta de répondre d’un ton bourru :

— C’est bien ; continuons notre visite.

— Mauvaise tête ! s’écria en riant le docteur Weiss, qui eut l’air de ne point remarquer cette nouvelle insulte. L’inspection sanitaire durait à peu près depuis trois heures et les deux tiers des prisonniers étaient déjà passés en revue lorsque les deux médecins s’arrêtèrent devant un matelot qui paraissait en proie à de vives souffrances.

— Voici un homme, dit Weiss, qui pour se faire renvoyer dans ses foyers doit avoir pris quelque mauvaise drogue… Ces Français sont d’une indélicatesse et d’une fausseté révoltantes. Voyons l’ami, ne fermez point ainsi vos yeux et ne prenez point tant de peine pour jouer le moribond. Je vous avertis que je connais mon métier et que je ne tombe jamais dans ces vieux pièges usés, bons tout au plus à tromper des étudiants, que l’on tend chaque jour à ma sagacité.

Le prisonnier à qui je traduisis cette phrase paraissait en proie à des souffrances atroces ; le corps appuyé contre le plat-bord, d’une main il se serrait le front, et de l’autre, passée en arrière, il soutenait ses reins. Il fut quelque temps sans pouvoir me répondre.

— Dites à l’Anglais, camarade, murmura-t-il enfin, qu’il est un imbécile, que je n’ai pris aucune drogue pour me rendre malade, que je ne demanderais pas mieux que de me bien porter, car je souffre cinq cents millions de douleurs, et qu’il me fiche la paix…

On conçoit que j’apportai de notables modifications à la traduction de cette phrase.

— C’est bon, s’écria Weiss ; le drôle tient à jouer son rôle jusqu’au bout… Passons outre…

— Permettez, monsieur, dit vivement le docteur Fuller, mais cet homme me semble au contraire fort malade… Dans quels parages avez-vous été fait prisonnier, mon ami ? demanda le docteur au matelot.

— Dans les Florides, en revenant de La Havane…

— Vous êtes naïf, cher confrère. Et de quelle maladie est donc atteint, d’après vous, ce rascal ?

Le docteur Fuller allait répondre, lorsque se ravisant subitement il approcha sa bouche de l’oreille de son supérieur et lui parla quelques instants à voix basse. Jamais je n’oublierai l’expression de terreur qu’affecta alors le visage de ce dernier qui s’éloigna brusquement du matelot en poussant une exclamation d’effroi et de dégoût. Son confrère, au contraire, le brave Fuller, se rapprocha avec empressement du malade et se mit à lui tâter le pouls et à l’examiner avec attention.

— Venez, venez, Fuller, s’écria le docteur, voici la nuit qui approche, et il faut absolument que nous terminions notre tournée aujourd’hui… Ordonnez que l’on emporte cet homme à l’infirmerie… Mais dépêchons-nous, dépêchons-nous…

Il y avait tant de terreur dans la voix du docteur Weiss que les plus saugrenues superstitions me passèrent par la tête. L’inspection continua ; le dernier prisonnier devant lequel les docteurs s’arrêtèrent était presque un enfant. Il pouvait avoir dix-sept ou dix-huit ans au plus et était doué de la plus charmante figure que l’on puisse imaginer : on eût dit une jeune fille travestie en matelot.

En voyant la commission sanitaire arriver près de lui, le jeune homme écrasa avec son poing des larmes qui remplissaient ses yeux, et prit une pose respectueuse.

— Voilà une toute jeune vipère qui n’a pas dû mordre encore beaucoup d’Anglais, car ses dents sont à peine poussées, dit le spirituel Weiss. Depuis combien de temps êtes-vous à bord de la Vengeance, jeune drôle ? continua le docteur.

— Depuis deux mois et quatre jours.

— Où et comment avez-vous été pris ?

— Dans le détroit de la Manche, après un combat.

— Sur un navire de guerre, sans doute ?

— À peu près ; sur un corsaire, sur l’Éclair.

— Ah ! ah ! jeune flibustier, vous vouliez piller les Anglais et les Anglais vous ont attrapé… C’est bien fait, et vous n’avez pas au moins volé votre captivité… Voilà ce que, c’est que aimer trop argent…

— Oh ! de l’argent, répéta en soupirant l’enfant, j’m’en moquerais pas mal, moi, si le père Mignar voulait me donner Angélique sans dot… Mais le père Mignar aime l’argent…

Cette exclamation me fit sourire, et je ne jugeai pas à propos de la traduire aux docteurs.

— Eh bien ! Fuller, dit l’inspecteur en chef en s’adressant à son confrère, voilà enfin notre corvée terminée. Mes notes sont prises et nous pouvons nous en aller. Partons ! L’atmosphère putride et étouffante qui règne dans cette dunette-ci pourrait nous rendre malades. Venez-vous ?

Les deux docteurs s’éloignaient, Fuller avec calme et Weiss avec une grande précipitation, lorsque le jeune corsaire, courant après eux, les retint par le bras.

— Eh bien ! et moi, vous ne m’avez pas examiné, fainéants, leur dit-il, je suis malade, très malade. Je souffre joliment. Est-ce que vous n’allez pas me renvoyer en France ?

— Insolent ! oser me prendre ainsi par le bras, s’écria le docteur Weiss en levant sa canne sur l’enfant.

— Ah ! sacré mille noms ! à bas la badine, ou je tape, s’écria le petit prisonnier qui, les yeux flamboyants et les poings serrés, tomba bravement en garde devant le docteur, lequel recula vivement.

— Demandez à cet enfant d’où il souffre, me dit en riant M. Fuller.

— D’où je souffre ? de partout, donc !

— Avez-vous de l’appétit, mon ami ?