Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/48

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laisseraient aller à un morne désespoir et succomberaient à leurs souffrances ! Ne paraît-il pas plaisant au lecteur, après le récit véridique quoiqu’un peu affaibli que je lui ai fait de l’horrible séjour des pontons, de penser que nous étions parvenus par notre seule industrie, sans secours étrangers, à posséder un théâtre ! Et quand je dis un théâtre, je n’entends nullement parler d’un spectacle de marionnettes, mais bien d’un vrai théâtre sur lequel des acteurs et des actrices costumés avec une rare élégance jouaient, avec décors et accompagnement d’orchestre des pièces qui, si je dois m’en rapporter au plaisir qu’elles me causèrent, ne devaient le céder en rien pour l’action et le dialogue à celles de quelques théâtres de Paris.

Or, ces acteurs si bien habillés et dont les costumes ne coûtaient que quelques sous, ces décors splendides improvisés à la détrempe sur quelques vieux morceaux de toile, parfois sur des planches, ces pièces qui nous faisaient si bien rire et tant pleurer, tout cela était le produit de cette imagination française qui sait tirer parti de tout et créer tout avec rien.

À l’extrémité du faux pont se trouvait un emplacement assez vaste qui jadis avait servi à établir une chapelle ; le plancher abaissé de plusieurs pieds élevait presque du double en cet endroit la hauteur du plafond : c’était là que nous avions établi notre scène.

Je me rappelle encore, et le lecteur verra tout à l’heure qu’un événement assez bizarre qui s’y produisit devait me graver profondément dans la mémoire ce souvenir, je me rappelle encore, dis-je, comme si cela ne datait que d’hier, la première représentation que nous donnâmes.

Quinze jours avant l’époque fixée pour cette grande solennité, on ne s’occupa plus d’autre chose à bord de la Vengeance. Tous les haillons, toutes les nippes furent passés en revue, et chaque nippe et chaque haillon trouva son emploi. Un élève de première classe et un commis principal de la marine, gais d’esprit tous les deux, furent chargés de composer les deux chefs-d’œuvre qui devaient être joués. Le premier composa un vaudeville en deux actes intitulé les Aventures d’une voyageuse sensible ; et le second un mélodrame en cinq actes qui s’appelait la Fiancée du corsaire.

Ces deux productions soumises aux acteurs chargés d’en remplir les rôles, et à un comité de lecture nommé ad hoc, obtinrent tout d’abord un grand succès, et furent jugées dignes à l’unanimité des honneurs de la scène.

Il fut convenu que sur le produit de la recette brute on prélèverait avant tout les frais et dépenses occasionnés par l’arrangement des costumes, par l’éclairage, les décors, etc., etc. ; que si ces payements n’absorbaient pas, ainsi qu’on l’espérait, la recette, on rémunérerait alors les artistes de leur travail : les jeunes premiers et les grands rôles furent fixés à un franc, les seconds rôles à dix sous, les comparses à quatre. L’orchestre, composé d’un violon et d’une flûte, offrit son concours gratis : on lui vota une mention d’honneur.

Quant à moi, je reçus une députation qui vint me prier au nom de tous mes camarades de vouloir bien me charger, après m’être entendu avec les auteurs à ce sujet, des décors les plus indispensables à la représentation.

Je reçus la députation avec une modestie fort convenable, et après l’avoir vivement remerciée de la bonne opinion que mes camarades, qu’elle représentait, voulaient bien avoir de mon talent, je lui promis de faire tous mes efforts pour justifier leur confiance. Je poussai même la générosité jusqu’à refuser les vingt-cinq sous par représentation que l’on m’offrit pour les cinq décors que l’on attendait de moi : je fus proclamé un héros de désintéressement et de grandeur, et à l’unanimité on me vota, comme on l’avait déjà fait pour l’orchestre, une mention honorable.

Afin que rien ne pût devenir un sujet de discussion par la suite, on s’occupa en dernier lieu de régler les droits d’auteur, car le jeune élève et le commis de la marine se trouvant dans une position assez malheureuse tous les deux, il n’était pas raisonnable de retirer le premier à sa fabrication de tissus de paille, le second aux chaussons qu’il confectionnait, sans leur offrir un dédommagement pour le temps perdu.

Deux propositions leur furent faites : la première d’être payé comptant, le vaudeville trente sous, le drame quatre francs ; la seconde de courir les chances de la représentation et de toucher ce qui resterait, toutes les dépenses et débours soldés.

Les auteurs, ils sont à peu près les mêmes partout, sur les pontons comme ailleurs, les auteurs, dis-je, pleins de confiance dans le mérite de leurs productions, préfèrent la seconde proposition à la première : toutefois, il fut stipulé qu’après le premier acte du drame les spectateurs mécontents auraient le droit de se retirer en réclamant leur argent. Les auteurs, sûrs d’eux-mêmes, n’élevèrent à cet égard aucune difficulté.

Restaient les costumes de femmes à confectionner, et comme les matériaux premiers nous manquaient, sans parler des couturières que nos tailleurs, au reste, promettaient de remplacer avec avantage, nous étions assez embarrassés. Nous résolûmes en désespoir de cause de nous adresser, par l’intermédiaire de notre bienveillant capitaine, aux femmes de Portsmouth, de Gosport et de Portsea ; à cet effet nous fîmes porter en ville un compliment assez galamment tourné dans lequel nous faisions un touchant appel à la sensibilité anglaise ; ce compliment réussit au-delà de nos espérances ; des défroques féminines nous arrivèrent de tous côtés avec une telle abondance que nous pensâmes à créer un ballet de danseuses : ce projet abandonné un moment fut repris quelques mois plus tard et obtint dans son exécution un succès tellement colossal que le souvenir doit en exister encore à Portsmouth.

Peut-être le lecteur trouvera-t-il qu’après être entré dans de si minutieux détails nous avons oublié le plus important de tous : les actrices ; nullement, nous gardons ce sujet délicat pour la fin.

Il y a une chose dont je n’ai pas encore parlé, et cela pour cause ; c’est-à-dire des femmes françaises qui se trouvaient à bord des pontons ; mais réellement elles étaient presque toutes si laides ou si communes de ton et de langage qu’il fallut se passer de leur concours.

Ces femmes, qui logeaient avec leurs amis dont elles avaient obtenu de partager le sort, occupaient dans les batteries et le faux pont des espèces de compartiments dont les murs, bâtis en vieille toile ou en papier gris, les défendaient, certes, assez contre toute entreprise criminelle, car leur vue seule suffisait pour faire reculer les plus téméraires.

Il était donc impossible de songer à tirer parti pour notre représentation de ces épouses infortunées ; outre que pas une d’entre elles ne savait probablement lire et que la plupart parlaient patois, nous tenions encore, par amour-propre national, à ne pas donner une fausse opinion et une mauvaise idée de la beauté et de la grâce des Françaises ; nous convînmes donc que nous remplacerions ces dames impossibles par les détenus les plus jeunes et les plus jolis garçons qui se trouvaient à bord.

Parmi ces actrices d’un nouveau genre, celle qui réunissait le plus grand nombre de suffrages n’était autre qu’une connaissance du lecteur que je demanderai la permission de lui présenter de nouveau ; je veux parler de ce petit corsaire qui par désespoir amoureux s’était, lors de la dernière visite du médecin, si lestement coupé la gorge, et qui, guéri depuis plus d’un mois, me servait alors de rapin dans mes travaux de peinture.

Pierre Chéri, c’était le nom de cet enfant que je m’étais promis de surveiller, avait fini grâce à sa franchise et à son bon cœur par gagner mon amitié ; trouvant en moi une personne à qui il pouvait parler pendant toute la journée de mademoiselle Angélique et de l’affreux père Mignar, il me racontait deux ou trois fois par jour l’histoire de ses amours, drame naïf et intime qui se composait d’un regard, d’un soupir et d’une poignée de main, et il prenait, grâce à ce dérivatif, son mal en patience ; seulement il était plus résolu que jamais à s’évader dès que l’occasion s’en présenterait ; Pierre Chéri, donc, avait été chargé de jouer le rôle de la fiancée du corsaire ; or, comme les auteurs, à sa sollicitation, avaient consenti à appeler cette fiancée Angélique, le petit jeune homme apprenait son rôle avec une grande ardeur.

Enfin arriva le grand jour de la représentation. Quelle fête ! Le capitaine Edwards, désirant faire assister sa femme et quelques parentes à ce curieux spectacle, nous envoya prendre des places que, malgré nos instances et le bas prix auquel elles étaient cotées, deux et quatre sous, il nous paya une livre sterling.

Comment décrire l’animation qui régnait à bord de la Vengeance deux heures avant la représentation : c’était un tohu-bohu incroyable. Les acteurs et surtout mesdames les actrices couraient çà et là d’un air effaré ; tout le monde avait perdu la tête. Enfin, vers les trois heures de l’après-midi, le chaos commença à se débrouiller et chacun finit par se trouver à son poste.

Bientôt des canots chargés de jeunes femmes, de négociants, d’officiers des pontons voisins, nous amenèrent de tous les côtés une foule nombreuse et choisie de spectateurs. Toute la fashion des villes de Portsmouth, Gosport et Portsea ne tarda pas à envahir le pont de la Vengeance. Jamais solennité dramatique ne causa peut-être une plus vive émotion.

À six heures précises le rideau, je ne dirai pas se leva, mais bien s’ouvrit devant l’avide curiosité des spectateurs. Une triple salve d’applaudissements accueillit la décoration de la scène et le travestissement des acteurs : le fait est qu’il y a encore de nos jours beaucoup de théâtres de province qui sont loin d’offrir un coup d’œil aussi satisfaisant que celui que présentait alors notre scène.

Le premier acte des Aventures d’une voyageuse sensible – le rôle de la voyageuse était rempli par un jeune novice parisien – fut joué avec un entrain remarquable et souleva d’unanimes bravos.

— Vraiment, mon cher Garneray, me dit l’auteur de ce vaudeville, le jeune élève de marine, je vous assure que nous avons tort de nous moquer sans cesse des Anglais… ces gens-là jugent fort bien et sont loin de manquer de goût…

— Ils viennent de le prouver en vous applaudissant, répondis-je en riant.

Quelques feuilles de papier noircies, dix bouts rimés qui marchaient à peu près au pas, quelques bravos avaient suffi pour éteindre dans le cœur d’un jeune officier de marine et le souvenir du passé et sa haine pour les Anglais : les auteurs sont bien partout les mêmes !

Le second acte du vaudeville ne fut pas moins bien accueilli que