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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/49

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l’avait été le premier : des applaudissements longtemps répétés en accueillirent le dénouement ; et les dames anglaises demandèrent l’auteur qui, se rendant à leur désir, apparut bientôt en rougissant sur la scène !

Comme l’élève de marine était un tout jeune et fort joli garçon, et qu’il salua avec grâce et modestie, les ladies lui firent un véritable triomphe !

Pendant l’entr’acte qui suivit la représentation des Aventures d’une voyageuse sensible, les commissaires chargés du soin de diriger la fête reçurent une députation des rafalés demandant leur admission gratuite dans la salle : inutile d’ajouter que l’on s’empressa de refuser cette supplique impossible ; car le costume des rafalés se rapprochait tellement de l’état de nature que, malgré notre désir de leur faire oublier momentanément leurs souffrances par un peu de plaisir, nous ne pouvions pas, sans courir le risque de mettre en fuite toute la partie féminine de notre auditoire, les laisser pénétrer dans la salle.

La députation, froissée dans son amour-propre et déçue dans son espérance, se retira de mauvaise grâce et en murmurant. Enfin commença le drame de la Fiancée du corsaire.

Lorsque mon jeune protégé Pierre Chéri entra en scène, un cri d’admiration et de surprise accueillit son apparition. Le fait est qu’il eût été impossible de trouver une actrice plus fraîche, plus agaçante et plus jolie que l’était le jeune homme. L’illusion était si complète, que pas une dame anglaise et pas un spectateur ne s’arrêta un seul moment à l’idée que cette jolie personne pouvait être un jeune garçon.

Pierre Chéri, dont la voix était douce et efféminée, joua son rôle avec une telle sensibilité, pleura si bien chaque fois qu’on prononça le nom d’Angélique, qu’il finit par émouvoir profondément son auditoire, et que les ladies ne tardèrent pas à déplier leurs mouchoirs. Ce n’était partout que sanglots.

— Eh bien Garneray, me demanda à son tour l’auteur du mélodrame, le commis principal de la marine, que pensez-vous de ma fiancée ? Est-ce un triomphe !…

— Un triomphe d’autant plus grand, monsieur, lui répondis-je, que toutes ces ladies qui pleurent ne comprennent pas un seul mot de français !… Jugez, par là, si elles pouvaient suivre le dialogue, combien votre succès s’augmenterait encore !…

Le premier acte finit au bruit d’un murmure flatteur. Est-il besoin d’ajouter que pas un seul spectateur parmi les prisonniers ne songea à réclamer, ainsi que cela était convenu, dans le cas où la pièce ne plairait pas, son argent. Le deuxième acte commença bientôt au milieu d’un profond silence : le corsaire, préférant la gloire à l’amour, prenait congé de sa fiancée, et la pauvre jeune fille, lisez Pierre Chéri, faisait tout son possible pour le retenir, lorsque tout à coup, surprise à laquelle nous ne nous attendions certes pas, la pièce fut interrompue par cinquante voix qui se mirent à entonner en chœur les vêpres. C’étaient messieurs les rafalés qui, furieux de notre refus, voulaient empêcher notre représentation ; ils n’y réussissaient que trop bien, car la voix des acteurs, couverte par ce formidable chant d’église, ne pouvait plus être entendue.

Quant aux spectateurs, surpris un moment par ce trop énergique plain-chant, ils se figurèrent bientôt que c’était un intermède intercalé dans la pièce, et comme ils étaient fort contents de notre drame, ils applaudirent avec enthousiasme.

On conçoit encore que ces applaudissements ne firent qu’augmenter l’audace des rafalés, qui entonnèrent à l’instant même un lugubre De profundis ! L’admiration des Anglais s’accrut alors jusqu’à l’enthousiasme. Que faire ? nous étions vaincus ! Il ne nous restait plus qu’à capituler. Il fut décidé sur-le-champ que l’on admettrait dix rafalés dans la salle, à la condition toutefois que leur mise n’offenserait pas la pudeur de notre auditoire, et je fus dépêché auprès d’eux avec le titre d’ambassadeur extraordinaire.

Après quelques pourparlers qui eurent pour effet immédiat de faire cesser le De profundis et de permettre à la représentation de continuer, les rafalés acceptèrent l’offre que j’étais chargé de leur faire. Ils convinrent entre eux qu’ils tireraient au sort le nom des dix élus, et que ceux à qui la chance ne serait pas favorable se dépouilleraient de leurs vêtements pour habiller leurs fortunés camarades. Ce qui fut dit fut fait, et un quart d’heure plus tard dix spectres, bizarrement revêtus d’incroyables haillons, faisaient leur entrée quasi-clandestine dans notre salle de spectacle, mais aux arrière loges, bien entendu.

On allait commencer le troisième acte lorsqu’un lieutenant anglais, capitaine d’un des pontons danois de la ligne de Gosport, vint s’asseoir à mes côtés.

— Mon ami, me dit-il à voix basse, l’on vient de vous désigner à moi comme étant l’interprète du bord : cela est-il vrai ?

— Très vrai, capitaine. Puis-je vous être utile ou bon à quelque chose ?

— Oui, me répondit l’Anglais, vous le pouvez ! À présent, pas un mot de plus… Ne prenez pas cet air étonné et ne me regardez pas… À la fin de cet acte, montez sur le pont ; je m y trouverai…

Fort intrigué par ce ton de mystère, j’attendis avec impatience que la chute du rideau me permît de me rendre au rendez-vous de l’Anglais.

— Mon cher, me dit le capitaine en me tirant à l’écart, je dois vous avertir avant tout que je suis riche et que j’ai pour habitude de bien payer les services que l’on peut me rendre !… Si vous répondez à mes questions d’une façon satisfaisante, je vous donnerai une livre sterling… Que pensez-vous de cette offre ?

— Je pense, capitaine, que pour me la faire, il faut que vous ayez bien besoin de moi !

— Oh ! oh ! je vois que vous êtes un drôle qui ne manquez pas de perspicacité !… Puisque je suis, moi, généreux et magnifique comme un Anglais, et vous cupide, intéressé et sans conscience comme tous vos compatriotes, notre affaire ne traînera pas en longueur !1 Écoutez-moi avec attention…

Parbleu, pensai-je, horriblement froissé par ces insultes et ces impertinences, si cet Anglais me donne l’occasion de lui nuire il peut compter que je ne la laisserai pas échapper.

Le capitaine, après un moment de réflexion, reprit la parole :

— Interprète, me dit-il, n’oubliez point que j’ai droit, pour ma livre sterling, à toute votre franchise. Répondez donc loyalement, si cela vous est possible, à ma confiance et ma question.

— Parlez, capitaine, je suis tout à vous.

— Comment se nomme la jeune fille qui joue dans le drame que vos camarades représentent en ce moment ?

— Quelle jeune fille ? répétai-je avec étonnement ; mais, devinant aussitôt l’erreur dans laquelle était tombé l’Anglais à l’égard de Pierre Chéri, je pris un air indifférent :

— Elle se nomme Clara, capitaine, répondis-je.

— J’aime beaucoup ce nom. Et, dites-moi, cette jeune femme est-elle mariée ?

— Oui et non, capitaine… selon que cela vous fera plaisir.

— Moi je préfère qu’elle soit libre. Mais expliquez-vous plus clairement, je ne vous comprends pas.

— Oh ! c’est que cela est toute une histoire, capitaine.

— Eh bien, racontez-moi cette histoire.

— Mais si vous alliez nous trahir, continuai-je d’un air d’embarras…

— Je vous donne ma parole de gentleman que vous n’avez rien à craindre à ce sujet.

— Je vous crois, capitaine, et je commence. Mademoiselle Clara, car définitivement, je puis vous l’avouer à présent, cette jeune personne n’est pas mariée ; mademoiselle Clara, dis-je, fiancée à un officier de la marine impériale, était sur le point d’épouser son futur, lorsque ce dernier fut obligé, sur un ordre du ministre Decrès, de prendre la mer et le mariage ne put s’accomplir. Cela se passait il y a à peu près un an. Or, il y a aujourd’hui six mois que la frégate que montait cet officier fut prise par les Anglais… Vous jugez du désespoir de mademoiselle Clara !… Elle croyait adorer son fiancé, elle n’hésita pas à se rendre en Angleterre et à venir le rejoindre sur son ponton…

Indeed ! Cela prouve en faveur de son bon cœur… Continuez.

— Elle fit donc fabriquer une espèce de contrat de mariage puis, munie de cette pièce, elle se présenta au capitaine Edwards et le supplia de lui permettre de partager la captivité de son mari. Vous connaissez sans doute, au moins par ouï-dire, l’extrême bonté de notre capitaine. La demande de mademoiselle Clara fut donc favorablement accueillie. Et voilà comment il se fait qu’une jeune personne, appartenant à l’une des meilleures familles de France, douée de la plus brillante éducation et d’une grande vertu, se trouve en ce moment obligée de jouer la comédie sur un ponton anglais.

Indeed ! indeed ! indeed ! répéta le capitaine anglais sur trois tons différents. Voilà qui est extraordinaire… Oui, extraordinaire, c’est le mot… Mais, dites-moi, pourriez-vous me montrer le prétendu mari de cette jeune lady ?

— Cela me serait impossible, capitaine ; car ayant voulu s’évader dernièrement, il est pour le moment au cachot…

— Comment ! il a voulu s’évader ? Et sa fiancée…

— Ils se détestent à présent tous les deux, capitaine. C’était justement pour la fuir qu’il voulait s’évader…

— Que m’apprenez-vous là !… Voilà qui devient de plus en plus extraordinaire. Comment ! cette jeune fille abandonne sa famille, renonce au luxe, s’embarque à travers mille dangers, tout cela pour rejoindre son amant, et ce dernier répond à tant de bontés et à tant de preuves de dévouement par la plus noire ingratitude !… Ne me cachez-vous pas la vérité ?…

— Capitaine, j’en suis incapable, je vous dis les choses telles qu’elles sont ! Seulement il me reste à disculper le jeune homme du reproche d’ingratitude que vous lui adressez si à tort. Ce n’est pas lui qui a cessé d’aimer sa fiancée, mais c’est elle, au contraire, qui la première lui a déclaré qu’elle ne l’aimait plus.

— Ah ! ah ! et pourquoi ne l’aimait-elle plus ?

— Mon Dieu, capitaine, si je vous réponds la vérité vous ne me croirez pas… je préfère me taire.

— Voyons, dites toujours… je le veux.

— Si vous m’ordonnez, c’est différent, je dois obéir. Figurez-vous que mademoiselle Clara, habituée à voir à terre son fiancé toujours