Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/5

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juste ce qu’il nous fallait pour ne point mourir, littéralement parlant, de faim, et voici pourquoi : d’abord nous ne la recevions jamais complète, car les fournisseurs, sachant très bien que nos plaintes ne seraient pas écoutées, ne manquaient pas de nous en retenir au moins quelque bribe ; ensuite il nous fallait, sur cette ration déjà diminuée par la fraude, opérer les retenues suivantes :

1° Pour les prisonniers qui se trouvaient, soit pour avoir tenté de s’évader, soit pour avoir commis des dégâts, aux deux tiers de la ration ;

2° Pour payer un journal que nous recevions en contrebande et que l’on nous faisait naturellement payer au triple de sa valeur ;

3° Enfin pour pouvoir mettre de côté et fournir quelque argent à ceux qui s’évadaient.

Ces retenues se faisaient indistinctement et par parts égales sur la totalité des prisonniers, car une règle que nous avions établie parmi nous et que nous observions religieusement voulait que chaque homme reçût la même quantité de nourriture à la distribution générale.

Une fois les retenues dont je viens de parler opérées, il nous restait juste par tête : les jours gras, dix-neuf onces de pain, trois onces de viande et une pinte de bouillon ; les jours maigres, dix-neuf onces de pain, treize onces de morue ou cinq harengs, treize onces de pommes de terre.

Nous étions divisés par plats de six personnes, recevant notre ration en commun. Tous les ustensiles que l’on nous donnait pour prendre nos repas se résumaient en un simple bidon en fer-blanc, une gamelle ; les cuillers, les fourchettes et les couteaux nous étaient inconnus.

Quand les fournisseurs anglais avaient approvisionné le ponton pour un jour, ils ne se mêlaient plus de la distribution des vivres et laissaient ce soin, ainsi que celui de les préparer, à nos cuisiniers, qui n’étaient autres que des prisonniers choisis parmi nous. Ces derniers seuls avaient le droit d’entrer dans la cuisine. Quinze prisonniers qui représentaient les détenus des différentes batteries recevaient bien, il est vrai, la permission de surveiller l’emploi de nos provisions, mais les factionnaires, malgré les cartes d’entrée qu’ils leur exhibaient, les repoussaient ordinairement avec brutalité à coups de crosse, et ne leur permettaient que rarement d’accomplir leur mission.

Voici la manière dont nous divisions généralement notre ration pour la nourriture de notre journée :

Le matin nous déjeunions avec du pain sec ; à midi nous mangions seulement la soupe, dans laquelle nous mettions une partie de notre pain ; quant à nos sept onces de viande, nous les gardions pour notre souper. Les jours maigres nous offraient moins de ressources : les harengs saurs étaient ordinairement d’une si détestable qualité que nous ne pouvions, quoique tombant d’inanition, nous décider à les manger ; nous les vendions à raison de deux sous aux fournisseurs, qui les gardaient pour nous les représenter la semaine suivante. Je suis persuadé qu’il y a certains harengs qui ont été servis pendant plus de dix ans de suite. Avec ces deux sous, nous nous procurions soit un peu de beurre, soit du fromage. Quant à la morue, qui, quoique nauséabonde, pouvait cependant à la rigueur, sinon se supporter, du moins s’avaler, nous la faisions cuire à l’eau dans la grande chaudière, et, la séparant en deux portions égales, nous la conservions pour les deux jours.

Après que la distribution générale de la soupe était faite, on répartissait l’excédent qui restait au fond de la chaudière à tour de rôle, de façon que certains jours nous nous trouvions posséder parfois une ration et demie : cette bonne aubaine arrivait ordinairement une fois par mois à chaque plat de six prisonniers et se nommait rabiot. Souvent il arrivait que nous nous trouvions dans la nécessité de refuser le pain que l’on nous donnait, soit parce qu’il était mat comme de la terre, soit parce que nos dix-neuf onces, pesées avec trop de légèreté, représentaient à peine un volume gros comme le poing. Nous adressions alors notre réclamation au lieutenant qui commandait le ponton et qui en instruisait le commissaire. Seulement ce dernier se donnait rarement la peine de répondre à temps pour nos estomacs. Il nous arrivait le plus souvent d’être obligés d’attendre à jeun sa décision jusqu’à cinq heures du soir. Que l’on juge des tourments que nous faisaient éprouver alors nos pauvres estomacs délabrés, privés ainsi pendant vingt-quatre heures de toute nourriture.

L’eau nous était apportée de terre par les petits bâtiments destinés à ce seul usage. Ils venaient se ranger près du ponton, et nous étions alors obligés de hisser les barriques. Ceux d’entre nous que leur faiblesse ou leur grand âge rendait incapables de faire cette corvée, ou bien les officiers qui ne jugeaient pas de leur dignité de s’y assujettir, devaient payer un sou à celui qui les remplaçait ; s’ils manquaient d’argent, ils donnaient dix onces de pain sur leur ration du lendemain.

Au reste, les corvées ne nous manquaient pas. Chaque jour et à tour de rôle, nous étions employés à retirer de la cale le nombre de pièces d’eau nécessaires pour la soupe ou bien à remplir le charnier d’où on tirait l’eau pour la boire. Enfin chaque soir, après que nous étions descendus dans nos batteries, une douzaine d’entre nous s’occupaient à laver le gaillard d’avant et le parc.

Le nombre considérable d’hommes entassés les uns sur les autres aurait produit à coup sûr de dangereuses et fréquentes épidémies, si l’on ne se fût occupé, avec le plus grand soin, d’entretenir la propreté à bord du ponton. À cet effet, des soldats anglais venaient chaque matin dans une des batteries faire détacher les hamacs ; on les portait ensuite au grand air sur le gaillard d’avant, où ils restaient toute la journée.

Deux fois par semaine en hiver, on grattait d’un bout à l’autre le pont des batteries ; chaque homme était tenu de contribuer à cette opération pour l’espace de pont que recouvrait son hamac. En été, au lieu de ce grattage, on lavait chaque matin la batterie à grande eau.

À présent, quelques explications préliminaires sur l’organisation morale établie dans nos affreuses prisons. Avant tout, on concevra sans peine combien ce pêle-mêle d’hommes exaspérés par des souffrances inouïes, aiguillonnés par des besoins impérieux et jamais assouvis, aigris enfin par le malheur, et à l’abri de l’atteinte des lois et de l’autorité, devait présenter d’éléments dangereux de perversité et de démoralisation.

Pour prévenir autant que possible les crimes et les désordres, les prisonniers avaient établi eux-mêmes sur le Protée un comité de huit membres nommés à la majorité des voix, et dont la mission était, d’abord de promulguer les règlements particuliers ou généraux que des circonstances imprévues rendaient nécessaires, ensuite de connaître, apprécier et juger sans appel les différends qui s’élevaient entre les détenus.

Toutefois, lorsqu’il s’agissait d’un crime ou d’un délit grave, comme d’un assassinat ou d’un vol, le comité n’avait que le droit de convoquer la batterie et le faux pont, car l’accusé était alors jugé par tous les prisonniers réunis. Comme personne n’avait le droit de grâce, la sentence rendue était toujours exécutée avec une implacable sévérité. Quoique l’anarchie fût l’essence de notre prison, cependant les officiers y étaient généralement estimés, se faisaient assez facilement écouter par la foule, et jouissaient d’une grande influence.

Une fois ces détails indispensables donnés, et rien n’entravant plus la marche de ce récit, je reprendrai d’un peu plus haut, et je ramènerai le lecteur au moment où je fus introduit dans la batterie de vingt-quatre du Protée.

Si quelqu’un m’eût dit, lorsque j’étais embarqué avec deux cent cinquante esclaves sur la Doris, que l’on pouvait supporter sans mourir une atmosphère plus fétide et plus corrompue que celle qui régnait à bord de ce négrier, j’eusse certes refusé de croire à une pareille assertion ; c’est que je ne me doutais pas alors de ce qu’était l’intérieur d’un ponton.

Je ne puis donc décrire, car je recule parfois devant la vérité lorsqu’elle peut paraître invraisemblable, quelle épouvantable impression de dégoût et de malaise je ressentis lorsque je pénétrai dans la batterie de vingt-quatre où j’étais classé. Il me sembla qu’un nuage épais et brûlant, renfermant dans ses flancs le germe mortel et contagieux de toutes les épidémies humaines, s’abattait sur moi et décomposait mon sang. Je dus faire un violent effort et appeler à mon aide toute ma force de volonté pour ne point tomber en faiblesse.

Heureusement que cette pénible impression dura peu : après une demi-heure de séjour dans la batterie, je me sentis sinon familiarisé avec cette atmosphère épouvantable, du moins en état de la supporter. Je reportai alors toute mon attention sur les objets qui m’environnaient et que mes yeux, affaiblis par une trop brusque transition de la lumière à l’obscurité, ne m’avaient pas permis d’abord d’apercevoir. C’était un incroyable tableau que celui qu’offraient la batterie de vingt-quatre et le faux pont du Protée ; et quoique je sente combien il m’est impossible de le décrire tel qu’il me parut alors, je ne puis cependant résister au désir d’essayer, sinon de le reproduire dans son ensemble, au moins d’en rendre quelques détails.

Au milieu de la batterie régnait une obscurité presque aussi épaisse que celle de la nuit : les deux côtés seuls du vaisseau, éclairés par les ouvertures d’un sabord entre deux, présentaient un jour triste et douteux. Les visages des prisonniers, éclairés par cette lumière blafarde, pâles, cadavéreux, privés des couleurs ordinaires de la vie, semblaient appartenir à une race d’homme inconnue et souterraine : on eût dit des spectres sortis de leurs tombeaux. Peindre à présent l’incroyable diversité des haillons dont ces malheureux étaient affublés me serait chose impossible : tout ce que l’Espagne, cette terre classique des guenilles, a possédé et possède encore de mendiants, ne saurait donner une idée de l’incroyable accoutrement de la plupart de mes compagnons d’infortune.

Une grande activité régnait dans cet affreux cloaque : personne, excepté toutefois quelques prisonniers qui, couchés tout de leur long sur le plancher, semblaient prêts, tant leur pâleur était extrême et leurs regards éteints, à rendre le dernier soupir ; personne, dis-je, n’était inoccupé. Les uns, armés de rabots, se livraient à des travaux de menuiserie ; d’autres exécutaient avec des os de charmants ouvrages et des jeux d’échecs ; ceux-ci construisaient des vaisseaux et des frégates d’un fini achevé ; ceux-là tressaient des chaussons, des chapeaux de paille, ou tricotaient des bonnets de nuit : chaque homme représentait une industrie différente.

À côté de ceux qui cultivaient les arts et les métiers, car plusieurs