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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/4

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la barbe inculte, à peine recouverts de haillons jaunes en lambeaux, le corps d’une maigreur effrayante, et l’on n’aura encore qu’une idée bien affaiblie et bien incomplète de l’aspect que présentaient mes compagnons d’infortune.

À peine eus-je mis les pieds sur le pont que des gardiens s’emparèrent de moi, m’arrachèrent brutalement mes habits, me firent prendre un bain glacé et me revêtirent ensuite d’une chemise, d’un pantalon et d’un gilet de couleur jaune-orange : l’étoffe n’avait pas été prodiguée dans la confection de ces effets, car le pantalon me descendait à mi-jambe, et le gilet, beaucoup trop étroit pour la largeur de ma poitrine, ne croisait pas. Ces deux pièces étaient timbrées en noir d’un T et d’un 0 d’une dimension colossale : ces lettres représentaient les initiales de Transport-Office. Cette opération terminée, on me conduisit avec mes compagnons nous faire inscrire ; puis une fois classés et enregistrés, on nous déposa chacun de notre côté au poste qui nous était assigné : quant à moi je fus parqué dans la batterie de 24.

À présent, je demanderai la permission au lecteur, avant de poursuivre, de donner une description exacte et complète de l’intérieur d’un ponton : cette description me semble indispensable pour l’intelligence des récits qui vont suivre.

L’on sait que sur le pont d’un vaisseau il existe deux gaillards, celui de l’arrière et celui de l’avant, qui sont séparés par une rambade et par une grande ouverture qui laisse à découvert la partie de la batterie de dix-huit appelée le carré de la drome. Ce carré et le gaillard d’avant étaient les seuls endroits où il fût permis aux prisonniers, ce qui n’avait pas lieu toujours, de respirer un peu d’air et de se promener. Les détenus avaient baptisé cet endroit, avec cette ironique gaieté qui ne fait jamais défaut aux Français dans le malheur, du nom pompeux de parc. Le parc avait environ quarante-quatre pieds de long sur trente-huit de large.

Le gaillard d’avant, la seconde promenade des pontons, ne présentait pas autant de surface et par conséquent était loin d’être aussi estimé que le parc ; de plus, les cheminées qui aboutissaient justement à cet endroit l’enveloppaient presque constamment d’un épais nuage de fumée de charbon de terre, qui incommodait horriblement les promeneurs et les forçait la plupart du temps à battre en retraite.

Les deux extrémités du ponton étaient occupées par les Anglais chargés de la garde des prisonniers ; le derrière était spécialement consacré au lieutenant commandant le vaisseau, aux officiers, à leurs domestiques et à quelques soldats : le devant ne contenait que des troupes.

Une forte séparation, faite au moyen de planches très solides et très épaisses, existait entre le logement des Anglais et celui des malheureux captifs ; cette cloison, pour surcroît de précaution, était garnie d’une grande quantité de clous à têtes larges, serrés les uns contre les autres, ce qui constituait à peu près comme une muraille de fer. Des meurtrières pratiquées de distance en distance permettaient aux Anglais, en cas de révolte ou d’émeute de notre part, de tirer sur nous à bout portant et sans courir le moindre danger.

Enfin, la batterie basse et le faux pont étaient les parties du ponton consacrées aux logements de prisonniers ; cette batterie ainsi que le faux pont représentaient une longueur d’environ cent trente pieds sur une largeur de quarante.

C’était dans cet espace resserré que nous étions logés au nombre d’à peu près sept cents !

Dans le parc se trouvait un escalier qui servait à descendre dans les batteries, qui n’avaient aucune communication visible entre elles ; je dis visible, car nous avions percé un petit trou carré, inconnu de nos geôliers, qui nous servait à passer les uns chez les autres : cet escalier ne pouvait donner passage, tant il était étroit, qu’à une seule personne à la fois.

Dans les batteries le jour ne nous arrivait que par les sabords, ouverts de deux l’un, et dans le faux pont que par des hublots fort étroits pratiqués à cet effet. Toutes ces ouvertures étaient garnies de grilles en fonte, épaisses de deux pouces carrés, dont nos geôliers faisaient l’inspection chaque jour, quoiqu’elles fussent à l’épreuve de la lime. Je dirai plus tard, lorsque l’occasion s’en présentera dans le cours de ce récit, de quelle façon nous nous y prenions pour briser cet obstacle si puissant : pour le moment je préfère achever promptement cette description d’un ponton, plan nécessaire au lecteur pour qu’il puisse bien se rendre compte de ce qui va suivre.

Tout autour du vaisseau, presque au niveau de la mer, régnait une galerie dont le fond était construit à claire-voie, afin que nous ne pussions nous glisser dessous sans être aperçus par les fonctionnaires qui s’y promenaient sans cesse : pendant le jour on y plaçait deux sentinelles et sept pendant la nuit. Le ponton était alors commandé par un lieutenant de vaisseau et un master remplissant les fonctions de second ; les fonctions d’officiers étaient remplies par les premiers maîtres ; enfin, la garnison se composait de quarante à cinquante soldats, sous les ordres d’un lieutenant de troupe de marine. Le reste du personnel comprenait une vingtaine de matelots et quelques mousses spécialement affectés au service des embarcations. En outre, et dernière garantie, comme les pontons étaient ancrés soit à la file, soit en regard, et près les uns des autres, ils se surveillaient mutuellement.

Voici à présent quelles étaient les mesures de sûreté à l’intérieur : pendant le jour, on plaçait trois sentinelles dans la galerie, une sur le radeau où s’appuyait l’échelle servant à monter à bord, une autre sur le gaillard d’avant, et une dernière enfin sur chaque passavant : huit à dix hommes de garde se tenaient en outre constamment prêts sur le gaillard d’arrière à prendre les armes au moindre signal.

Pendant la nuit, indépendamment des sept sentinelles dont j’ai parlé et qui se promenaient le long de la galerie placée à fleur d’eau, il y avait encore un factionnaire dans le parc, au-dessus des panneaux servant à descendre dans les batteries. Un officier, un sergent, un caporal et quelques matelots de quart faisaient aussi des rondes continuelles. Enfin, de quart d’heure en quart d’heure, nous entendions le cri monotone des sentinelles criant : All is well (Tout va bien !)

Quant aux canots appartenant au ponton, et dont nous aurions pu nous servir en cas d’évasion, ils étaient hissés le long du bord à huit ou dix pieds au-dessus de l’eau, à l’exception d’un seul, toutefois, qui restait attaché à une chaîne de fer.

À six heures du matin en été, et à huit en hiver, nos geôliers ouvraient les sabords et les panneaux des batteries ; seulement, l’air, trop peu abondant pour une aussi grande agglomération de monde que nous étions, se trouvait tellement vicié chaque matin que les Anglais, en exécutant cette opération, se reculaient vivement pour n’être point atteints par les émanations fortes et pernicieuses qui montaient de nos logements.

L’été – et sans cette précaution une seule nuit eût suffi pour nous tuer tous – on laissait les sabords, défendus, je l’ai déjà dit, par des grilles en fonte, constamment ouverts.

À six heures du soir en été, à deux en hiver les Anglais venaient, armés de barres de fer, frapper toutes les grilles et sonder tous les murs du ponton, pour bien s’assurer que les uns et les autres n’étaient point endommagés par quelque tentative d’évasion ; une heure après cet examen, des soldats, le fusil chargé et la baïonnette au bout, se rendaient successivement dans chaque batterie et nous faisaient monter sur le pont ; on nous comptait absolument comme on compte des moutons, afin de voir si quelque évasion n’avait pas eu lieu.

Je dirai aussi, dans la suite de ce récit, comment nous parvînmes à rendre cette précaution inutile, et de quelle façon nous nous y prîmes pour dissimuler l’absence de ceux qui étaient assez heureux pour se sauver, jusqu’à ce qu’une lettre d’eux nous apprît qu’ils étaient en sûreté. J’arrive à présent à notre logement.

L’ameublement du ponton ne me demandera pas de grands efforts de description, car il se composait tout bonnement d’un banc placé le long des murs et de quatre autres placés au milieu du navire. Chaque prisonnier, à son entrée à bord du ponton, recevait un hamac, une très mince couverture de laine et un matelas de bourre pesant de deux à trois livres au plus. Les hamacs étaient suspendus à des taquets placés sur les barreaux de chaque batterie.

Inutile d’ajouter que quand le nouveau venu était un officier, les Anglais reniaient ou plutôt ne tenaient pas compte de son grade et le traitaient absolument comme s’il eût été un simple matelot. L’égalité la plus complète régnait pour la souffrance dans nos affreuses prisons.

Comme nous étions près de quatre cents personnes dans chaque batterie, et que chaque batterie, c’est là un détail que je ne saurais trop répéter, présentait seulement une longueur de cent trente pieds environ sur une largeur de quarante et une hauteur de six au plus, les hamacs, qui occupaient un espace d’au moins sept pieds à cause des cordes qui les attachaient, ne pouvaient naturellement se placer tous sur le même rang ; une moitié était donc mise par-dessus l’autre. Ceux d’entre les prisonniers qui jouissaient de quelque fortune se faisaient construire des cadres suspendus qu’ils garnissaient de véritables matelas, et ils étaient mieux couchés ; seulement ils devaient subir, tout comme le plus misérable d’entre nous, l’influence pernicieuse de l’air méphitique qui nous enveloppait et de la vermine ; je répète encore ici que nos bourreaux, ne tenant aucun compte du rang, les officiers, les soldats et les matelots étaient confondus.

Je passe maintenant à la nourriture. C’était là que se développait sans contrainte la haine que nous portaient les Anglais.

Notre semaine se divisait en jours gras et en jours maigres : les premiers étaient au nombre de cinq, les derniers de deux. La ration de chaque prisonnier se composait d’une livre un quart de pain bis et de sept onces de viande de vache. Il était convenu, quoique cela manquât la plupart du temps et qu’il nous fallût souvent passer notre journée à jeun, que l’on devait nous servir la soupe à midi. On nous passait pour sa confection trois onces d’orge et une once d’oignon pour quatre hommes, ou bien une once de poireau pour trois et du sel.

Les deux jours de maigre, au lieu de soupe et de viande, notre ration se composait, savoir : le mercredi, d’une livre de hareng saur et d’une livre de pommes de terre ; le vendredi, d’une livre de morue sèche et d’un poids égal de pommes de terre. Je dois faire observer ici que la livre anglaise se compose non de seize, mais seulement de quatorze onces.

Notre ration maigre, qui, au premier aspect, doit paraître suffisante pour la nourriture d’un homme, ne représentait cependant que