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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/51

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— Interprète, me dit-il pendant le dernier entr’acte, avez-vous rempli ma commission ?

— Certainement, capitaine, j’ai parlé !

— Et quelle est la réponse de mademoiselle Clara ?

— Mademoiselle Clara vous remercie de votre générosité et accepte votre noble protection.

— Réellement ! interprète, vous êtes un drôle qui ne manquez pas d’adresse ! Tenez, voilà les deux guinées promises ! Si la paix se conclut jamais entre l’Angleterre et la France, et que vous vouliez entrer à mon service en qualité de valet de chambre, venez me trouver…

Mon premier mouvement fut de retirer vivement ma main devant l’argent que me présentait l’Anglais. Mais, réfléchissant bientôt que cette honnêteté, en désaccord avec le rôle assez équivoque et peu délicat que j’étais censé jouer, pourrait éveiller les soupçons de l’amoureux capitaine et faire manquer l’évasion du jeune Chéri, je pris les deux guinées en le saluant d’un air humble et respectueux.

Ces deux guinées, que je distribuai le lendemain même aux rafalés, me valurent parmi ces messieurs une colossale réputation de magnificence et de générosité.

Lorsque notre représentation dramatique se termina, il était environ neuf heures du soir. La garde était doublée, et sur le pont éclairé par des torches il faisait aussi clair qu’en plein jour. J’étais quant à moi assez vivement ému et j’attendais avec une vive impatience le dénouement de ce petit drame intime que nous jouions à trois personnages.

Le capitaine anglais, que je ne perdais pas de vue, après quelques secondes d’hésitation me parut prendre enfin son parti : abordant franchement Pierre Chéri, il lui offrit son bras que le jeune et déterminé Corsaire s’empressa, je n’ai pas besoin de le dire, d’accepter, et tous les deux se dirigèrent vers l’escalier qui conduisait du ponton à la rivière. Craignant avec raison qu’un de nos camarades, prenant cette galanterie du capitaine anglais pour une facétie, ne vînt adresser la parole à Chéri, je marchais derrière eux, prêt à arrêter le premier qui tenterait de les aborder ; heureusement la foule était si compacte que personne ne fit attention à eux.

— Merci et adieu, monsieur, murmura Chéri à mon oreille au moment de passer près du premier factionnaire. Angélique et moi ne vous oublierons jamais !

Ne pouvant les suivre plus loin, je m’arrêtai, à la place où je me trouvais, pour voir le dénouement de cet épisode ; mon cœur battait avec violence.

Tout se termina de la façon la plus satisfaisante. Le capitaine anglais, tenant toujours Pierre Chéri sous son bras, s’arrêta près du factionnaire, à qui l’idée ne vint certes pas un seul instant, en voyant une jeune dame et un officier, qu’une évasion s’effectuait sous ses yeux. Le capitaine héla son canot et il disparut bientôt à mes yeux avec sa prétendue conquête.


XIX.


Confidence du capitaine Edwards – Digne protestation contre des ordres barbares – Rencontre d’une indigne connaissance – Ingénieux moyen de correspondance – Débarquement du capitaine Edwards


Je regagnai ma cabine en réfléchissant aux bizarreries du hasard. Quelle chose singulière que la fatalité ! pensais-je. Depuis plus de quatre années que je meurs à petit feu sur les pontons, j’ai usé mon intelligence et mon imagination à combiner des moyens d’évasion ; j’ai une première fois manqué de me noyer ; une seconde, j’ai refusé par méfiance la liberté qui s’offrait à moi ; plus tard enfin Duvert m’a trahi, et voilà qu’un jeune homme, presque un enfant, moins fort, moins déterminé, moins hardi que moi parvient sans peine, sans efforts, après quelques semaines seulement de captivité, à recouvrer sa liberté par suite du plus incroyable quiproquo qu’on puisse imaginer !

Ah ! cela ne me prouve que trop une chose, c’est que la destinée de chaque homme est écrite, et que notre volonté ne peut la changer en rien. La mienne est la souffrance, je dois m’y résigner. Je dois ajouter, car dans ces pages de ma vie intime je tiens à me montrer véritablement tel que j’ai été, je dois ajouter, dis-je, que cette fois le bonheur de Pierre Chéri ne me causa aucune envie ; au contraire, je m’applaudissais de son succès et je faisais des vœux ardents pour qu’il ne se démentît pas ! Il faut avouer aussi qu’à cette époque ma position sur les pontons s’était singulièrement améliorée et que la vie était devenue pour moi, sinon agréable, du moins assez facile et très supportable.

Jouissant, grâce à mes fonctions d’interprète, d’une bien plus grande liberté que celle accordée à mes camarades, gagnant beaucoup plus d’argent que je ne pouvais en dépenser, et par-dessus trouvant un puissant dérivatif à mes tristes pensées dans mes travaux de peinture je n’avais, à la liberté absolue près, rien à envier ! Oui, à la liberté près !… J’étais donc encore malgré mon bonheur relatif bien à plaindre, bien malheureux.

Un jour je trouvai le capitaine Edwards qui venait de me faire appeler tout triste et tout soucieux.

— Monsieur Garneray, me dit-il, les évasions se multiplient sur les pontons, et le gouvernement anglais, dans le but d’en arrêter les progrès vient de rendre une ordonnance que je reçois à l’instant. Veuillez la traduire, je vous prie, afin que je puisse la notifier aux prisonniers de la Vengeance.

Je me mis aussitôt à l’œuvre ; mais à peine eus-je jeté les yeux sur le document officiel, que, par un mouvement irréfléchi et en dehors de ma volonté, j’écrasai violemment ma plume sur la table, et que je m’écriai avec une indignation profonde :

— Lâcheté et infamie ! tous les Anglais ne sont donc que d’ignobles bourreaux !

— Vous oubliez sans doute, monsieur Garneray, devant qui vous vous trouvez en ce moment, me dit le capitaine Edwards d’un ton de doux reproche ; sans cela, bien élevé comme vous l’êtes, vous ne tiendriez pas de semblables discours.

Ces paroles amicales me firent rentrer de suite en moi-même.

— Je vous demande bien pardon, capitaine, de ce mouvement de vivacité, lui dis-je ; l’abominable et cruelle ordonnance que je viens de lire ne le justifie que trop !

— Je conviens, monsieur, et remarquez je vous prie qu’en ce moment ce n’est pas le capitaine commandant la Vengeance qui vous parle mais bien M. Edwards, simple citoyen anglais ; je conviens avec vous, dis-je, que le gouvernement britannique en rendant cette ordonnance se déshonore et viole les droits les plus sacrés et les plus imprescriptibles de la justice et de l’humanité ! Mais serait-il équitable de faire retomber sur une nation tout entière l’odieux d’un acte qui n’est après tout que l’œuvre de quelques hommes ? Je ne mets nullement en doute pour ma part que le peuple anglais ne flétrisse lui-même de son mépris une semblable monstruosité.

— Je désire, pour l’honneur de l’Angleterre, que vous ne vous