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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/50

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frisé, pommadé et revêtu d’un brillant uniforme, l’a pris en aversion depuis que sur notre ponton elle l’a vu couvert de haillons, la barbe et les cheveux incultes… et n’ayant pas de souliers… Cela n’est vraiment pas croyable…

— Cela s’explique, au contraire, fort aisément et prouve en faveur de la délicatesse de mademoiselle Clara. Mais encore une question… Pourquoi, depuis que cette jeune et intéressante demoiselle n’aime plus son fiancé, n’a-t-elle pas quitté la Vengeance ?

— Parce qu’elle n’ose retourner dans sa famille.

God bless me ! je n’avais pas songé à cela !… Vous avez raison… Eh bien ! interprète, continua le capitaine en baissant la voix, si vous voulez, et vous le voudrez, j’en suis certain, non plus gagner une mais bien deux guinées, vous allez vous rendre de suite près de mademoiselle Clara, et vous lui direz qu’un généreux capitaine anglais, touché de sa beauté et de son infortune, consent à la retirer de l’affreuse position dans laquelle elle se trouve ; puis vous viendrez me rendre sa réponse… À présent retournons dans le faux pont, car je tiens à ne rien perdre de la pièce… Vous me retrouverez à l’entr’acte prochain ici, à cette même place sur le pont…

Je saluai profondément, afin de cacher le fou rire qui s’emparait de moi, le capitaine, et je m’enfuis pour pouvoir tout à mon aise donner cours à ma gaieté.

Cette occasion de mystifier un ennemi se présentait trop belle pour qu’il me fût permis de la négliger. Je résolus de la pousser jusqu’au bout.

Grâce à mon titre de décorateur en chef je pénétrai dans les coulisses, et prenant à part Pierre Chéri, je lui racontai et la passion qu’il avait inspirée au capitaine anglais et la proposition d’enlèvement qu’il m’avait chargé de lui faire. Je terminai en demandant à Chéri s’il voulait se prêter à cette mystification.

Le petit corsaire m’avait écouté avec la plus grande attention.

— Monsieur Garneray, me dit-il fort sérieusement lorsque j’eus cessé de parler, il ne s’agit plus à présent de plaisanter, il faut que ce jobard d’Anglais m’enlève…

— Comment, qu’il t’enlève ?..

— Eh ! oui donc. Quoi ! vous ne comprenez pas, vous qui êtes un malin, que jamais le hasard n’a offert à un prisonnier une plus belle occasion de s’évader que celle qu’il me présente en ce moment…

— Ma foi, Chéri, je t’avouerai que jusqu’à présent je n’avais vu dans tout cela que le moyen de mystifier un Anglais ; mais tu as raison…

— Si j’ai raison !… C’est-à-dire que je suis aussi sûr de filer mon câble, si vous voulez bien m’aider, que je suis certain d’aimer Angélique.

— Dame ! mon garçon, ce que tu me demandes là est une chose bien grave… me rendre complice d’une évasion…

— Après ? Vous figurez-vous que l’Anglais portera plainte contre vous ? Il sera trop humilié de son quiproquo, en supposant toutefois qu’il le découvre, pour vouloir l’apprendre à la ville entière et devenir la fable de tout le monde. Non… il se taira. Allons, je vous en supplie, monsieur, soyez bon camarade et ne me refusez pas. Que diable ! on ne peut pas refuser d’aider à l’évasion d’un ami. C’est pas une complaisance ça, c’est un devoir !

Tout en admirant la hardiesse et la présence d’esprit du jeune Corsaire, tout en reconnaissant qu’en effet ce grotesque quiproquo pouvait le rendre à la liberté, j’hésitais encore à jouer un rôle actif dans cette affaire. À force de souffrir j’étais devenu égoïste ; je craignais de compromettre l’heureuse position, relativement parlant, que j’occupais à bord de la Vengeance.

— Voilà que je dois entrer en scène, me dit vivement Pierre Chéri. Vous savez, monsieur Garneray, que quand je dis une chose, je le fais !… Eh bien, foi de marin et d’amoureux, je vous donne ma parole d’honneur que si vous ne consentez pas à m’aider, je me flanque un coup de couteau dans le cœur… Angélique ou la mort !

Le petit bonhomme entra alors en scène et me laissa plongé dans de profondes réflexions. D’après le ravissant échantillon qu’il nous avait déjà donné de sa vivacité et de sa résolution, je ne mettais nullement en doute qu’il n’accomplît sa parole.

Ma foi, pensais-je, au pis aller, que peut-il en résulter pour moi de ma complicité dans cette évasion ? Huit jours de cachot ! Devant un si faible danger, reculer et abandonner ce petit serait une vilaine action… Car il se tuerait… et le souvenir de cette mort deviendrait pour moi un remords éternel !… Eh bien voilà qui est arrêté… je l’aiderai !

Cette détermination prise, je m’en fus retrouver Chéri et je lui en fis part. Jamais je n’oublierai la folle joie et la reconnaissance profonde qu’il me témoigna ; il me promit que s’il parvenait à s’évader et à revoir Angélique, la première chose qu’il dirait à sa belle serait le nom de son libérateur : il me jura, en outre, qu’il tâcherait de me faire écrire un mot par mademoiselle Angélique. On conçoit qu’avec un tel bonheur en perspective il ne m’était plus possible d’hésiter ! Un mot écrit par la main de mademoiselle Angélique ! Pour Pierre Chéri un pareil autographe valait un million ; je suis certain qu’il croyait me promettre la plus magnifique des récompenses.

— Où est l’Anglais ? me demanda-t-il.

Et lorsque je lui eus désigné la place qu’il occupait dans la salle :

— Observez un peu, monsieur, continua-t-il, la façon dont je vais le regarder… Je vais tâcher d’imiter Angélique… Oh ! je suis certain de réussir ! Pierre Chéri, poursuivant son projet de séduction, ne cessa plus jusqu’à la fin du spectacle d’accabler le capitaine anglais de sourires et d’œillades. Le malheureux ne tarda pas à perdre complètement la raison.