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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/56

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par des brigands, et vous, vous mettez par des Espagnols. Je sais bien que c’est la même chose ; n’importe, je tiens à ma rédaction. J’ai répondu des brigands, écrivez des brigands.

— Mais cela m’est impossible, camarade !

— Ah ! bah ! et pourquoi donc ? Je veux bien admettre que les interprètes ne soient pas des espions, mais votre conduite me prouve qu’ils sont au moins de vils flatteurs.

— Ah ! tonnerre ! m’écriai-je en perdant à cette nouvelle insulte tout mon sang-froid, je vous prouverai, si toutefois vous en valez la peine, que si les interprètes sont des flatteurs, au moins ils ne s’abaissent pas devant la pointe d’un fleuret.

— Un duel !… Au fait, pourquoi pas ? À bord des pontons les distances disparaissent… ça me fera passer une matinée : votre nom ?

— Garneray, aide-timonier dans la marine impériale.

— Seriez-vous parent du célèbre peintre, de l’émule d’Isabey ?

— Voulez-vous parler du professeur de la reine Hortense, de cette excellente femme, de cette femme de mérite, protectrice dévouée des arts et des artistes ?

— Justement. Vous le connaissez ?

— C’est mon frère…

— Vous êtes le frère d’Auguste Garneray ? Mais je le connais beaucoup, moi, votre frère, ainsi que votre père ; c’est le papa Garneray qui m’a donné les premières leçons de dessin, votre mère était fille du marquis de Courgy, assassiné par les révolutionnaires. Votre frère Hippolyte donne aussi de grandes espérances, ce sera un peintre fort distingué. Quelle diable d’idée ai-je eue de vouloir vous couper la gorge ! s’écria le bizarre personnage en me serrant de nouveau la main avant que j’eusse le temps de m’opposer a son action.

Puis sans me donner le temps de revenir de ma surprise :

— Tiens, mais à propos, continua-t-il, qu’est-ce que je vois donc sur votre habit ? des taches d’huile et de couleur ! Seriez-vous peintre aussi ?..

— Pas précisément, mais j’essaye de le devenir…

— On peut donc peindre à bord des pontons ?

— Voici des tableaux qui répondent à cette question, lui dis-je en lui montrant du doigt une marine que je venais de terminer.

— Ah ! c’est de vous ? Voyons donc.

Le paillasse se dirigea aussitôt vers mon tableau, l’examina pendant assez longtemps en silence, puis se retournant enfin vers moi :

— Monsieur Garneray, me dit-il avec un exquise politesse et du ton d’un homme de bonne compagnie, recevez tous mes sincères compliments… Vous êtes digne de porter le nom de votre famille ! En vérité, ce tableau est bien, très bien… Il s’y trouve bien par-ci, par-là quelques imperfections qui décèlent un certain manque du maître et du métier ; mais, je vous le répète, l’ensemble en est excellent.

Aussi surpris de la politesse et des compliments de l’inconnu que je l’avais été d’abord de sa violence et de sa grossièreté, je ne savais à quelle idée m’arrêter sur son compte.

— Est-ce que vous êtes peintre, monsieur ? lui demandai-je à mon tour afin de renouer la conversation.

— Mais oui ; de temps en temps, lorsque mes occupations me laissent quelques loisirs, je les emploie à gribouiller des batailles

— Ah ! vous êtes militaire, repris-je en montrant du doigt mon registre d’entrée resté ouvert devant moi, puis-je, sans abuser de votre confiance, écrire cette réponse ?…

— Parbleu ! vous me faites penser, me dit alors en riant le paillasse, que je n’ai pas encore répondu à vos questions… J’ai éprouvé une telle colère en me voyant sur un ponton que, ma foi, j’ai été un moment sans savoir ce que je disais et ce que je faisais…

Cette manière délicate et détournée, sinon de me faire des excuses, au moins d’expliquer sa conduite à mon égard, me confirma dans l’opinion que ce grand beau paillasse devait appartenir aux classes élevées de la société et qu’il n’était pas un simple soldat.

— Si vous voulez bien vous donner la peine de reprendre la plume, je suis maintenant à vos ordres, continua-t-il en me saluant légèrement d’une inclination de tête.

Je me plaçai devant mon pupitre et repris mon interrogatoire.

— Quelle est, je vous prie, votre profession ? demandai-je.

— Colonel du génie faisant partie de l’armée française d’Espagne, me répondit-il en souriant. Oui, je conçois que mon titre vous semble un peu en désaccord avec l’accoutrement grotesque dont je suis revêtu, mais fait prisonnier et par conséquent dévalisé par des guérillas espagnols et amené aussitôt en Angleterre sur un transport marchand, j’ai été encore trop heureux de pouvoir me procurer cet habit de saltimbanque ! Après tout, si je suis destiné comme cela ne me paraît que trop probable à pourrir sur les pontons, mon nouvel uniforme me semble à la hauteur de ma destinée.

— Colonel, rassurez-vous, lui répondis-je, vous ne resterez pas longtemps à bord de la Vengeance. Votre grade, dès qu’il sera connu, et il le sera dès aujourd’hui car je m’en vais aller trouver de suite le commandant, vous fera transporter immédiatement à terre. Les pontons ne sont point faits pour les officiers supérieurs.

— Quoi ! vous croyez que l’on me laissera libre sur parole ?

— Dans un cantonnement, oui ; seulement j’ai le regret de vous annoncer que le sort des Français dans ces cantonnements n’est guère préférable, grâce à l’ombrageuse méfiance des Anglais, à celui des prisonniers des pontons…

En effet, quelques jours après le colonel Lejeune fut dirigé sur Odiham.

— Au revoir, mon cher Garneray, me dit-il en s’embarquant, croyez que si je puis quelque chose pour vous, que s’il m’est permis de vous faire mettre à terre, je ne vous oublierai pas.

Je souris tristement à cette promesse : j’avais déjà si souvent été victime de l’ingratitude et de l’oubli d’anciens compagnons de captivité que je ne pouvais plus guère ajouter foi aux promesses : et puis au total, pourquoi le colonel Lejeune à qui je n’ai rendu aucun service, me disais-je, s’occuperait-il de moi ? parce que nous faisons tous les deux de la peinture ? quelle folie !

Je jugeais mal l’excellent colonel, c’était au contraire le seul homme qui dût s’occuper de moi.

Puisque le hasard a mis sous ma plume le nom du colonel Lejeune, je profite de cette occasion pour dire qu’à mon avis ses tableaux de bataille, fort estimés au reste encore aujourd’hui des amateurs initiés aux batailles, sont les plus remarquables que nous possédions en ce genre en France. Peut-être pèchent-ils parfois par quelques légères imperfections d’exécution, mais nul autre peintre de bataille n’a approché de la vérité à laquelle il a atteint.

La veuve de M. Lejeune, mort il y a peu d’années général, a exposé ces tableaux qui ont eu un grand succès et m’ont fait, quant à moi, le plus vif plaisir.

Je reviens à mon récit.

La maladie contagieuse dont étaient atteints les prisonniers de l’île de Cabrera transportés à bord de notre ponton ne tarda pas à se propager parmi nous avec une effrayante rapidité.

Le vomito que nous avions subi n’était rien en comparaison de cette nouvelle épidémie. La Vengeance présenta bientôt l’aspect le plus sombre et le plus lugubre. Mes compagnons d’infortune, dont le moral était très affecté, se désolaient comme des enfants et voyaient tous une mort affreuse en perspective !

Quant à moi, soit que la vie plus confortable et dénuée de privations matérielles m’eût laissé plus de force, soit que mes travaux en m’absorbant l’esprit m’eussent garanti de cette influence fatale qui pesait sur mes compagnons, toujours est-il que je m’occupai fort peu du fléau et que je me portais fort bien.

Un jour cependant je me sentis pris d’un léger frisson et d’un mal de tête assez violent. J’espérais que cette indisposition n’aurait pas de suite, lorsque tout à coup il me sembla que le ponton tournait rapidement en tous sens, et je tombai sans connaissance.

Lorsque je revins à moi, j’étais dans un canot qui me conduisait, accompagné d’autres malades, à l’hôpital.

Dire la pénible impression que me causa cette découverte me serait chose difficile ; mon esprit flottant entre la raison et le délire me laissait assez d’intelligence pour comprendre ma position, et pas assez de force pour pouvoir la supporter. La pensée qui me tourmentait le plus, je me rappelle encore cette impression pénible aujourd’hui, était celle de ce fatal bain glacé que sous prétexte de propreté l’on faisait subir à tous les malades lors de leur arrivée sur le Pégase.

Bientôt cependant le délire ne tarda pas à s’emparer tout à fait de moi et je cessai de lutter contre mon mal ; mais j’étais vaincu.

Lorsque je repris connaissance j’étais dans la buanderie du Pégase. La vue de grandes tonnes pleines d’eau glacée m’arracha un cri d’effroi et me rendit pour un moment toute ma raison.

— Je ne veux pas que l’on me baigne ! m’écriai-je avec force. Malheur à celui qui osera porter la main sur moi… je me défendrai !

Les Anglais et les infirmiers français, ai-je besoin de le dire, ne prêtaient aucune attention à mes protestations et à mes cris : occupés avec mes compagnons d’infortune qu’ils plongeaient et replongeaient dans les grandes cuves d’eau glacée dont je viens de parler, ils semblaient, à la précipitation avec laquelle ils remplissaient cette tâche, désirer la terminer le plus tôt possible.

Je voyais avec effroi mon tour arriver, lorsqu’un matelot français qui aidait les Anglais dans l’accomplissement de leur corvée vint droit à moi pour me dépouiller de mes vêtements.

Le matelot portait déjà la main sur mes habits lorsque poussant tout à coup un cri de joie et de surprise :

— Tiens, c’est vous, monsieur Garneray, me dit-il. Ah ! je suis t’y content de vous voir !

— Je ne veux pas que l’on me baigne ! m’écriai-je en poursuivant toujours mon idée.

— Ne craignez rien… les Anglais ne vous toucheront pas… Je me charge de vous !… me répondit l’infirmier qui, me soulevant dans ses bras, m’emporta aussitôt hors de la buanderie.

J’ignore combien de temps se passa depuis lors jusqu’au moment où, reprenant pour quelques instants connaissance, je me trouvai couché dans un lit.

— Eh bien, monsieur Garneray, ça va-t-il mieux ? me dit en français un homme qui, assis à mon chevet, semblait veiller sur mon sommeil.

Je reconnus le matelot qui m’avait préservé du bain glacé et je le remerciai par un signe de tête.