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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/57

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— Je vous ai fait placer près de la porte, continua l’inconnu, afin de ne pas vous perdre de vue. De cette façon les Anglais ne pourront pas vous monter tout vif dans la cabane aux morts !

Cette phrase lugubre me causa une impression profonde, et j’aurais bien voulu en demander l’explication à mon ami inconnu ; mais je me sentais si faible, si accablé, que je dus renoncer à l’interroger.

Bientôt je m’endormis d’un pénible sommeil et je passai jusqu’au lendemain matin une nuit épouvantable. Quels rêves affreux pesèrent sur mon repos ! L’idée fixe qui me dominait était que les Anglais s’étaient donné le mot pour me faire passer pour mort et pouvoir m’enterrer vivant !

Je n’abuserai pas de la patience du lecteur en lui décrivant toutes les phases de ma maladie, je préfère reprendre mon récit au jour où, grâce à un hasard providentiel, car le traitement que l’on nous faisait subir à bord du Pégase était tout à fait contraire à notre maladie et aboutissait presque toujours à la mort, j’entrai en convalescence.

— Eh bien ! monsieur Garneray, ç’a été rude, mais il paraît, à ce que prétend le médecin, que vous voilà enfin hors de danger, me dit un matelot français qui était adjoint aux infirmiers anglais en qualité d’aide, et que je trouvai en rouvrant les yeux assis auprès de mon lit. Ça ne fait rien, quoique vous soyez joliment solide, je suis persuadé que si je ne vous avais pas sauvé du bain glacé vous auriez été flambé !

— Quoi ! c’est vous, mon ami, m’écriai-je, qui m’avez emporté de la buanderie jusqu’à mon lit ?

— Eh ! oui donc, c’est moi ! Dame, c’est bien le moins que je devais faire pour une ancienne connaissance…

— Comment ! une ancienne connaissance ! Nous sommes-nous donc déjà rencontrés avant ce jour ? demandai-je au matelot en le regardant avec plus d’attention que je ne l’avais fait jusqu’alors.

— Quoi ! vous ne me remettez pas, s’écria-t-il ; c’est donc cela… Je me disais aussi : Tiens, mon lieutenant n’a pas l’air satisfait du tout de me revoir… et ça me chiffonnait. Au fait, en y réfléchissant, voilà neuf ans que nous ne nous sommes pas trouvés ensemble !… Or, de seize ans à vingt-cinq ans un homme change joliment… Eh bien, y êtes-vous, à présent ?

— Nullement, mon ami ; j’ai beau vous examiner, vous ne me rappelez aucun souvenir.

— Quoi ! vous avez oublié la Doris, le capitaine Liard, la révolte des moricauds, notre naufrage, les amis Combaleau, Périn, Ducasse et moi, Fignolet, le novice Fignolet ?

— Fignolet, m’écriai-je, en regardant avec un étonnement profond le robuste et athlétique matelot que j’avais devant les yeux ; quoi, tu es Fignolet ?

— Eh ! oui donc, lieutenant, c’est moi… tout ce qu’il y a de plus moi !… Ah ! dame, j’avoue que j’ai pas mal grossi et grandi… l’appétit est toujours bon…

— Vraiment, Fignolet, ta présence à bord du Pégase me semble un rêve ; je ne puis en croire le témoignage de mes yeux… car, en effet, à présent je te reconnais très bien…

— Mon Dieu ! lieutenant, ma présence ici n’a rien de bien extraordinaire. Pincé, il y a deux ans, par une frégate anglaise, j’ai été conduit d’abord sur un ponton ; puis ensuite envoyé comme homme de bonne volonté et en qualité de sous-aide sur le Pégase… Oui, je sais ce que vous allez me dire : que les croque-morts, comme on nous appelle, ne sont pas très estimés… Que voulez-vous ? je mourais de faim, et l’on me promit que si je consentais à devenir employé de l’hôpital, on me triplerait ma ration. Naturellement, j’ai dû accepter…

— Et tu as bien fait, Fignolet, car sans toi je serais mort.

— Oh ! vous n’êtes pas encore hors de danger, lieutenant. Faut pas chanter victoire d’avance.

— Je t’assure, Fignolet, qu’à une extrême faiblesse près, je me trouve tout à fait bien.

— Oh ! quant à ce qui est de votre état intérieur, ça va ! Ce que je crains pour vous, c’est que vous ne puissiez résister à la diète rigoureuse à laquelle vous allez être à présent soumis. Si cependant vous voulez me jurer d’être prudent et de ne pas vous laisser pincer, je pourrais bien vous venir en aide…

— Je te jure tout ce que tu voudras, Fignolet.

— C’est bon ! alors je vous remettrai tous les jours une part de ma ration ; de cette façon, avant deux semaines, vous pourrez vous lever.

En effet, le bon et excellent Fignolet m’apportait le soir même une petite tasse de bouillon qui me procura une nuit de calme profond.

Pendant les deux ou trois jours qui suivirent, ma convalescence fit de rapides progrès, et je me mis à observer ce qui se passait autour de moi. La première chose, cela va sans dire, qui attira mon attention furent mes voisins.

À ma gauche était un pauvre soldat horriblement atteint par le fléau ; à ma droite un matelot qui se mourait. Ce voisinage peu récréatif n’était guère de nature à me donner des idées riantes.

Le lendemain même du jour de ma conversation avec Fignolet, mon voisin de droite succomba à la violence de la maladie et à l’inopportunité des remèdes qui lui furent administrés ; les infirmiers anglais s’empressèrent d’emporter son cadavre dans la cabane aux morts, située sur le pont.

À peine une heure s’était-elle écoulée depuis ce décès lorsque je vis arriver, pour occuper ce lit, une de mes connaissances de la Vengeance, un prisonnier nommé ou, pour être plus exact, connu sous le sobriquet de Perroquet-Vert. Jamais je n’ai pu me rendre compte de la raison qui avait motivé ce sobriquet, car Perroquet-Vert était un grand diable à la figure bronzée, aux traits effacés, et dont rien dans la personne ne se rapprochait, en aucune façon, de l’oiseau dont on lui avait donné le nom.

Perroquet-Vert était au reste un garçon fort original et doué d’une rare ténacité d’esprit. Jeté à bord de la Vengeance à moitié nu et sans un sou en poche, il n’avait pas tardé, en s’industriant de toutes façons et en se chargeant des corvées des autres prisonniers, à amasser un minime capital qui lui permit de s’établir vendeur de ratatouille.

Bientôt il ne fut plus question, dans tout le ponton, que de la supériorité culinaire de Perroquet-Vert sur tous ses autres rivaux, et le débit de sa marchandise prit un tel développement qu’il se trouva forcé de s’adjoindre un aide. La ratatouille ne suffisant plus à l’ambition de Perroquet-Vert, il fonda une espèce de restaurant, un bal et une roulette qui obtinrent aussi un grand succès. PerroquetVert devint donc bientôt millionnaire, c’est-à-dire qu’il réalisa de scandaleux bénéfices : près de cent francs par mois.

Avec de telles richesses l’illustre Perroquet eût pu mener une vie de sybarite, avoir une cour et des courtisans, faire bonne chère, se passer la fantaisie d’au moins deux valets de chambre et éclipser la plupart des prisonniers par son luxe ; mais il ne fit rien de tout cela, au contraire.

À peu près aussi mal vêtu qu’un rafalé, se nourrissant à peine et ne reculant jamais devant aucune corvée, Perroquet-Vert était, sous le rapport matériel, le plus malheureux de tous les prisonniers de la Vengeance. Oui, mais au moral, quel bonheur était le sien ! Perroquet-Vert, amoureux fou de sa femme, lui envoyait tout l’argent qu’il gagnait, et cela le rendait le plus heureux des hommes.

— Comme ma femme doit s’amuser aujourd’hui dimanche ! nous disait-il parfois ; je la vois, revêtue d’une belle robe de percale, faire son entrée au Vauxhall… Toutes les femmes la regardent avec jalousie, tous les jeunes gens lui présentent leurs hommages… elle est la reine du bal ! Je tâcherai, le mois prochain, de lui envoyer davantage, afin qu’elle puisse aller au Ranelagh.

Or, la femme si ardemment aimée par Perroquet était connue de plusieurs prisonniers qui nous apprirent qu’elle était âgée d’au moins cinquante-cinq ans et d’une affreuse laideur. Et c’était ce fameux Perroquet-Vert qui revenait occuper le lit vacant placé à la droite du mien. En proie lorsqu’on le coucha à un délire furieux et intense, deux hommes étaient obligés de le garder à vue ; et ses cris m’empêchèrent de reposer pendant la plus grande partie de la nuit. Que l’on juge donc de mon étonnement lorsqu’en me réveillant le lendemain, assez tard dans la matinée, la première personne que j’aperçus fut Perroquet-Vert qui, debout et un petit paquet sous son bras, se disposait à s’en aller : je crus rêver.

— Bonjour Garneray, me dit-il tranquillement. Je suis content de savoir que vous êtes hors de danger. Je retourne à bord de la Vengeance ; si vous avez à me charger de quelque commission pour vos amis, je suis à vos ordres. Ces paroles prononcées avec un grand sang-froid augmentèrent ma stupéfaction.

— Mais, Perroquet-Vert, lui répondis-je, est-il possible que vous, que j’ai vu hier au soir en proie au plus violent délire, vous songiez à abandonner l’hôpital ?.. Vous ne ferez pas deux pas sans tomber.

— Le fait est camarade, me répondit-il, qu’hier au soir j’étais en effet joliment malade !

— Et quelques heures ont suffi pour opérer votre guérison ?

— Mon Dieu oui. Je me suis dit : Perroquet-Vert, mon ami, si tu te laisses aller à la fainéantise, tu vas tomber sérieusement malade et rester, si toutefois tu ne meurs pas, au moins six semaines au lit… Que pensera alors ta jolie femme, misérable, en ne voyant pas arriver à la fin du mois le mandat que tu lui adresses ordinairement avec tant d’exactitude ?.. Que tu ne l’aimes plus, que tu fais la cour à quelque Anglaise, que tu es devenu un volage !… Alors, à cette idée, voyez-vous, camarade, je me suis dit encore : Perroquet-Vert, si tu as du cœur, tu ne seras pas malade… tu vas de suite aller reprendre tes occupations… tu n’as déjà que trop perdu de temps… une demi-journée… Allons, guéris vite et dépêche-toi… et je me suis senti guéri… Lève-toi… Me voilà debout… Va-t’en… et j’ai l’honneur de vous saluer !…

Perroquet-Vert m’adressa alors une légère inclination de tête, et se dirigeant d’un pas ferme et assuré vers la porte de sortie, il disparut bientôt à nos yeux. Ce fait, auquel je ne croirais pas si je n’en avais pas été témoin, et qui peut paraître invraisemblable, me donna beaucoup à réfléchir. La force de volonté peut donc dompter une