Aller au contenu

Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/58

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

maladie ! Je me promis d’essayer l’exemple que me donnait Perroquet-Vert ; malheureusement j’étais si affaibli que mes forces trahirent mon courage ; je ne pus, malgré toutes mes tentatives, parvenir à me lever.


XXII.


Philanthropie des infirmiers – Fignolet se couvre de gloire – Le docteur Tancret – M. de Bonnefoux, officier de la Belle-Poule – Partialité motivée du capitaine T… – Encore le juif Abraham


Le soir même de ce jour, je me tournais et me retournais en vain dans mon lit sans pouvoir parvenir à m’endormir lorsque mes yeux, en se portant machinalement vers le lit du malade situé à ma gauche, furent frappés par une vive lueur. Je regardai avec plus d’attention, et je ne tardai pas à me convaincre que cette lueur était produite par le scintillement que projetait un diamant enchâssé dans une bague que le malade portait au doigt de la main droite, pendante le long de son lit.

En effet ce malade, soldat de l’armée d’Espagne, avait ainsi que beaucoup de ses camarades rapporté des bijoux provenant… ma foi, provenant des hasards de la guerre.

Ayant enfin réussi à vaincre mon insomnie, j’étais parvenu à m’endormir lorsque le bruit produit par une conversation qui avait lieu presque contre mon oreille me réveilla à moitié.

Bientôt cependant, les paroles que j’entendis prononcer me parurent si singulières qu’elles excitèrent toute mon attention. Toutefois si j’ouvris mes oreilles toutes grandes, j’eus soin de garder mes yeux fermés et de faire semblant de dormir.

La conversation que je vais rapporter avait lieu entre deux infirmiers anglais.

— Dis donc, Snow, j’ai beau tirer sur la bague, elle ne vient pas… ce chien de Français, en laissant pendre sa main hors du lit, a attiré le sang à ses doigts qui se sont gonflés… Comment faire ?

My God ! que le diable confonde l’animal !… laisse-lui sa bague, nous la prendrons après sa mort…

— Si on nous la laisse, ce qui est peu probable… Une belle affaire que nous allons manquer là.

Indeed ! une belle affaire ! Ce gredin qui est au plus bas ne passera peut-être pas la nuit.

— Non, il ne la passera pas ! Et pour quelques heures de vie qui lui restent à peine il nous fera perdre cette magnifique occasion : c’est à se briser la tête de désespoir… Dis donc Snow, une idée !… Je pense à présent, moi, que ce malade est mort !…

— Es-tu fou ?.. ne l’entends-tu pas respirer ?..

— Non, tu te trompes, c’est son voisin qui respire ! Je te répète, Snow, que cet homme n’est plus ! Notre devoir en ce cas n’est-il pas de le transporter au plus vite dans la cabane des morts ?…

— Farceur ! Tiens, au fait, je comprends ton idée… Mais oui en effet, nous pouvons le transporter dans la cabane… aide-moi !…

Les deux infirmiers tirant alors brusquement les couvertures s’emparèrent du malheureux soldat, et le chargeant sur leurs épaules l’emportèrent sans plus tarder. On comprendra sans peine l’émotion que j’éprouvai : toutefois, craignant avec raison si je m’opposais à l’abominable action des infirmiers anglais que ces misérables dont je possédais le secret ne reculassent devant aucune extrémité pour s’assurer de ma discrétion, je les laissai partir sans dire un mot.

Ce ne fut qu’une fois qu’ils furent dehors de la salle que, me levant sur mon lit, je me mis à appeler Fignolet de toutes mes forces. Fignolet accourut aussitôt. En peu de mots, car le temps pressait, je le mis au fait du crime qui s’accomplissait.

Mon récit ne parut pas causer une grande surprise ni faire éprouver une forte émotion à l’ancien novice.

— Ne craignez rien lieutenant, me dit-il, j’y vais…

— Prends garde, Fignolet, que ces infirmiers anglais…

— Oh ! ne craignez rien… Ils savent que j’ai la poigne bonne…

Pendant cinq minutes que dura l’absence de Fignolet, je restai en proie à une angoisse terrible : enfin, ce laps de temps écoulé, je vis le novice qui revenait en portant mon voisin de lit dans ses bras.

— Eh bien ? lui dis-je.

— Eh bien, il vit encore, lieutenant, me répondit-il. Quant aux croque-morts, je leur ai flanqué des calottes… Voilà.

— Fignolet, demain matin si tu veux nous porterons plainte.

— Porter plainte, lieutenant ! à quoi cela nous avancerait il ? D’abord on affecterait de ne pas nous croire ; ensuite, sachez que quand bien même nous aurions les preuves dont nous manquons, on ne poursuivrait pas plus pour cela les coupables. Ce fait de porter un malade vivant dans la cabane des morts pour pouvoir le dévaliser à l’aise se passe tous les jours. C’est vrai que c’est pas permis, mais c’est toléré ! Bonsoir, lieutenant ; dormez bien !…

Et Fignolet, avec un flegme et une indifférence qui ne me prouvèrent que trop qu’il était en effet habitué à assister journellement à de pareilles horreurs, regagna en bâillant son lit. Le malheureux soldat que les infirmiers affectaient de croire décédé guérit, ainsi que je l’appris plus tard !

Hélas ! que de malheureux ont dû être victimes de l’odieuse cupidité des infirmiers anglais, et dont la mort est restée sans vengeance !

Grâce à Fignolet qui partageait généreusement avec moi son ordinaire, ma convalescence avança rapidement, et je pus bientôt me lever et monter sur le pont. Avec quelle joie je voyais arriver le jour où je pourrais enfin retourner à bord de la Vengeance ! car les exemples de cruauté que j’avais sans cesse devant les yeux me révoltaient et me rendaient le séjour du Pégase intolérable. Il serait au reste difficile au lecteur de se faire une idée de la façon barbare dont les Français étaient traités à bord de cet hôpital ; ce souvenir excite encore ma colère. Je ne citerai, pour ne pas révolter la conscience publique car il y a de ces cruautés que la plume se refuse à tracer, qu’un seul fait, entre mille de même nature, qui se passa devant mes yeux.

Un jour pendant la visite, Fignolet s’adressant au médecin anglais lui demanda de vouloir bien faire donner du vin à un jeune aspirant horriblement affaibli par la maladie, afin de lui rendre un peu de force.

— Êtes-vous fou, animal, lui répondit brutalement l’Anglais, pour oser me faire une semblable demande ? Redonner des forces à ses ennemis ! Allons donc, vous déraisonnez !

Je suis quant à moi intimement persuadé que pas un seul d’entre nous n’eût échappé à la mort si nous eussions été seulement traités par les médecins anglais : heureusement pour nous que les aides-chirurgiens français qui se trouvaient sur le Pégase prenaient notre défense et parvenaient à apporter quelque soulagement à nos maux. Je dois citer parmi ces derniers, avec reconnaissance, M. Dancret, qui habite à présent Nogent-le-Rotrou.

Enfin arriva l’heure où je pus retourner à bord de la Vengeance. J’embrassai tendrement ce bon Fignolet dont la rencontre avait été si heureuse pour moi, et je descendis sous bonne escorte dans le canot qui m’attendait.

Un quart d’heure plus tard je pleurais presque de joie en me retrouvant dans ma petite cabine, au milieu de mes ébauches de peinture.

Mon premier soin fut d’aller rendre ma visite au capitaine, qui me reçut avec une extrême froideur. Je jugeai que, pendant ma maladie, une intrigue avait été ourdie pour me déposséder de ma place d’interprète et je me promis de me tenir sur mes gardes.

Je trouvai parmi les nouveaux hôtes dont s’était enrichi notre ponton durant mon absence un ancien matelot nommé Dupart ou Dubard, je ne me rappelle plus au juste son nom, qui avait été fait prisonnier en même temps que moi sur la Belle-Poule. Il me donna de tristes nouvelles sur nos anciens camarades et officiers : très peu avaient été délivrés, beaucoup étaient morts, et le reste souffrait toujours dans les prisons anglaises. Il m’apprit aussi que M. de Bonnefoux, ce jeune enseigne dont la conduite avait été si brillante pendant l’action qui précéda la prise de la Belle-Poule, où il remplissait les fonctions d’officier de manœuvre pendant le combat, avait déjà tenté en vain de s’évader deux fois ; que les Anglais le surveillaient avec soin et qu’il se trouvait alors assez malade sur les pontons de Chatham. Je doute, ajouta Dupart, que notre enseigne se laisse décourager par cette non-réussite ; il est enragé pour se sauver et je crains bien qu’il ne se fasse fusiller un de ces jours.

Cette triste prophétie de Dupart ne se réalisa heureusement pas. M. de Bonnefoux, qui a laissé un si beau nom dans la marine, s’est retiré plus tard du service avec le grade de capitaine de vaisseau. Il m’a dit tout récemment qu’il comptait publier l’histoire de sa captivité en Angleterre et je désire vivement qu’il mette à exécution ce projet. J’avais repris mes travaux de peinture avec une sorte d’enthousiasme qui tenait presque de la fureur, et le généreux Smith, fidèle à nos conditions, me payait avec une grande exactitude mes tableaux au prix dont nous étions convenus, c’est-à-dire à raison de cinq livres sterling pièce. L’argent ne me manquait donc pas ; loin de là, je faisais des économies assez considérables.

Une seule chose, après toutefois ces idées de liberté qui me revenaient sans cesse, troublait mon horizon ; c’était la froideur de plus en plus marquée que me montrait le capitaine, et qui parfois dégénérait en véritable grossièreté. À vrai dire, je tenais assez peu à l’amitié ou aux égards de ce digne successeur de R…, et je gagnais d’assez fortes sommes pour n’avoir pas besoin des douze sous quotidiens qui m’étaient alloués comme interprète ; mais je craignais que la perte de cette place, n’entraînant également pour moi la suppression de la cabine que j’occupais sur le pont, ne me mît dans l’impossibilité de continuer ma peinture. J’apportais donc autant de circonspection que de résignation dans mes rapports avec notre commandant ; mais c’était en vain : son animosité envers moi, animosité dont la cause m’échappait, augmentait de jour en jour.

Vint un moment où, ne pouvant supporter plus longtemps et ses insultes et ses brutalités, car ma patience était à bout, je lui offris ma démission d’interprète.