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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/64

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nous fûmes hors de la ville, en pleins champs. Bâillonnant alors mon guide avec mon mouchoir, et lui liant les mains au moyen de ma cravate :

— Nous allons rester ici une heure sans bouger, lui dis-je. Ce temps écoulé, vous pourrez retourner en ville. Seulement, retenez bien ceci, et c’est un bon conseil que je vous donne, si jamais je suis repris grâce à votre indiscrétion, je vous promets que tôt ou tard, dussé-je m’établir une fois la paix faite en Angleterre pour ne pas vous perdre de vue, je me vengerai de vous.

Après avoir prononcé ces paroles, je laissai là le juif et m’en fus sans hâter le pas. Mais lorsqu’il m’eut perdu de vue, je pris un élan furieux et m’élançai de toute la force de mes jarrets dans la direction de la ville où j’arrivai vingt minutes plus tard. Il pouvait être alors près de onze heures.

Il n’y avait plus à hésiter. Je ne pouvais, sans courir le danger d’être arrêté comme vagabond, rester plus longtemps sur la voie publique ; tous les magasins étaient déjà fermés. Prenant mon courage à deux mains, j’entrai dans une espèce de cabaret ou public house, et m’adressant à un garçon qui dormait à moitié, la tête appuyée sur le comptoir, je le priai de m’indiquer la rue que je cherchais, c’est-à-dire celle où demeurait M. Smith.

— C’est la première à votre gauche, à un quart de minute d’ici, me répondit le garçon sans même me regarder.

En effet, quelques secondes plus tard je frappais et sonnais discrètement à la porte du marchand de tableaux, et une vieille domestique, après m’avoir fait subir un assez long interrogatoire, vu l’heure avancée de la nuit, se décidait enfin à m’introduire dans le parloir, où je trouvai M. Smith occupé à finir une pipe et un grog.

L’excellent homme s’attendait tellement peu à me voir qu’il fut quelque temps sans me reconnaître et que je dus me nommer.

— Vous ici ! s’écria-t-il enfin, mais, malheureux, avez-vous donc perdu la raison ?

— Nullement, mais j’allais perdre ma liberté !

Je racontai alors en peu de mots à M. Smith toute mon odyssée : il m’écouta sans m’interrompre.

— Je regrette que tout cela se soit passé ainsi, me dit-il après que j’eus cessé de parler, car la vie que vous meniez dans votre cautionnement était réellement supportable… Enfin, puisque l’on voulait vous renvoyer à bord des pontons… Ma foi tant pis, ce qui est fait est fait… Il faut ne plus songer maintenant qu’à vous retirer du mauvais pas où vous vous trouvez. En attendant, ma maison est à votre disposition, vous y resterez tant que vous voudrez.

M. Smith appela alors cette même vieille domestique qui était venue m’ouvrir.

— Sarah ! lui dit-il, je sais que vous n’aimez pas les Français… N’importe, vous êtes une honnête femme, comme vous me l’avez prouvé par vingt-cinq années de bons et loyaux services, et l’on peut se fier à vous. Monsieur ici présent est un prisonnier français qui s’est évadé : préparez-lui la chambre d’en haut et tâchez, car vous êtes un peu bavarde, c’est là votre plus grand défaut, de ne compromettre par aucune indiscrétion la liberté de ce jeune homme.

La vieille Sarah haussa les épaules d’un air de mauvaise humeur, et s’adressant assez brusquement à son maître :

— Oui, je déteste les Français, lui dit-elle, car vous savez que mon pauvre fils a été tué par eux dans une croisière qu’il faisait dans l’Inde ; oui, j’aurais voulu pour tout au monde que cet homme ne se réfugiât pas ici… Mais enfin, puisqu’il s’est confié à votre honneur et qu’il a choisi votre toit, il faut bien se soumettre. L’hospitalité est une chose sacrée.

— C’est bien, ma bonne Sarah, vous venez de parler comme une brave Écossaise que vous êtes, dit Smith : à présent, je ne crains plus rien, vous ne bavarderez pas !

Le lendemain, complètement remis de mes émotions de la veille grâce à une nuit de sommeil que je prolongeai assez tard, je me mis à envisager froidement ma position, et le résultat de ces réflexions fut que je devais tenter tous les moyens pour gagner la France. J’achevais de faire disparaître un confortable déjeuner que la vieille Sarah m’avait apporté dans ma chambre, lorsque M. Smith vint me rendre une visite.

— Je vous demande bien pardon de ne pas vous avoir prié de descendre au parloir, me dit-il, mais je crains qu’Abraham Curtis n’ait porté plainte à la police et je ne serais pas étonné que ma maison ne fût surveillée… Je crois donc qu’il est plus prudent que, jusqu’à nouvel ordre, vous ne quittiez pas votre chambre…

— Vraiment, mon cher monsieur, je ne sais comment m’y prendre pour vous remercier.

— Il s’agit bien de remerciements !… Je fais ce que je dois, pas autre chose. Voyons, causons plutôt sérieusement ! Quels sont vos projets ?…

— Je ne désire qu’une chose : trouver le moyen de passer en France.

— Dame, quoique cette résolution soit contraire à mes intérêts, je la trouve cependant, je dois l’avouer, la seule raisonnable ! Que vous faudrait-il pour pouvoir la mettre à exécution ? De l’argent ?

— Merci, grâce à vous, j’en ai de reste… Ma ceinture est pleine d’or ! Ce qu’il me faudrait, ce serait connaître d’honnêtes contrebandiers qui voulussent bien alléger le poids de ma ceinture ou, si vous aimez mieux, qui consentissent moyennant une forte gratification à hasarder avec moi, en bateau, le passage de la Manche…

— Bon ; je m’informerai adroitement, dès aujourd’hui, parmi mes nombreuses connaissances, où et comment l’on peut s’aboucher avec ces contrebandiers…

— Comme je ne sais plus quelle expression trouver pour vous témoigner ma reconnaissance, je préfère me taire et vous laisser agir. À présent, pourriez-vous me procurer ce qu’il me faut pour peindre ?.. Cela m’aidera à passer mon temps…

— Une bonne idée ! Au revoir, je vais vous faire monter un chevalet, des toiles et des couleurs… surtout cachez-vous bien, je crains que Curtis n’ait établi un espionnage autour de ma maison, car je le rencontre fréquemment assez proche de chez moi.

— C’est cela, et moi je prendrai pour sujet de mon tableau une évasion des pontons. Cela me portera peut-être bonheur.

Je travaillais depuis plus de deux heures à mon esquisse lorsque M. Smith se présenta de nouveau dans ma chambre ; il avait l’air radieux.

— Hourra et victoire ! s’écria-t-il gaiement en entrant. Le hasard m’a admirablement servi, j’ai de bonnes nouvelles…

— Parlez, mon cher monsieur Smith, lui dis-je avec une vive émotion.

— Voici la chose en peu de mots : un des ouvriers doreurs que j’emploie me raconte qu’il possède pour cousin un marin dont tout le métier ne consiste qu’à faire la contrebande et à aider aux évasions des prisonniers… Ce qu’il y a de plus curieux dans cela, c’est que mon ouvrier m’a fait ce récit à propos de rien, et sans que je l’en aie sollicité. Ce hasard est d’un bon présage ! Je n’ai pas voulu, pour la première fois, interroger cet ouvrier et me confier à lui, d’autant mieux qu’il passe pour être un assez mauvais sujet ; mais demain je reprendrai cette conversation et je verrai à me faire indiquer la demeure de son cousin le contrebandier.

La pensée que bientôt peut-être je pourrais revoir ma patrie et embrasser ma famille me causa une des plus vives émotions que j’aie jamais ressenties ; je ne pus dormir de toute la nuit.

J’attendais le lendemain avec impatience que M. Smith vînt me rendre visite, mais la journée s’écoulait et il ne paraissait pas.

Ce ne fut que vers les trois heures que j’entendis l’escalier gémir sous son pas lourd et pesant ; jamais le frôlement d’une robe de soie ne causa une plus vive émotion à un adolescent, que celle que me fit éprouver le bruit produit par le craquement des bottes de mon hôte.

— Eh bien ! m’écriai-je sans lui donner le temps de refermer la porte derrière lui.

— Eh bien ! me répondit-il, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Hier j’avais de bonnes nouvelles, aujourd’hui j’en apporte de mauvaises.

— Vous avez vu le contrebandier, et il a refusé ?

— Je me serais bien gardé de le voir ! Quant à lui, il ne m’eût certes pas refusé.

— Expliquez-vous, je vous en conjure… parlez…

— Cela ne sera pas long ! Je me rendais chez mon ouvrier doreur lorsque j’ai fait la rencontre d’un de mes amis, capitaine de la marine marchande, que je n’avais pas vu depuis longtemps. Vous pensez que j’ai de suite amené la conversation sur le terrain des contrebandiers. Seulement, pour ne pas éveiller les soupçons du capitaine qui déteste les Français, je me suis mis à déplorer la cupidité des smugglers qui les conduisait à écouter les propositions des Français et permettait à tant de prisonniers de s’enfuir des pontons.

« – Rassurez-vous, m’a répondu le capitaine en riant ; le nombre des évadés qui regagnent leur patrie est loin d’être aussi considérable que vous semblez le croire, et les smugglers délivrent l’Angleterre de plus d’ennemis qu’ils ne lui en mettent sur les bras.

« J’ai affecté à ces mots la plus grande surprise, et mon ami m’a raconté ce que j’ai en ce moment la douleur de vous répéter, c’est-à-dire que les smugglers sont les plus abominables gredins du monde, et que l’on ne peut se fier à leur loyauté.

« La peine de mort qu’ils encourent et que l’on ne manque jamais de leur infliger lorsqu’on les surprend en mer avec des évadés qu’ils conduisent en France fait que dès qu’ils se voient un peu vivement poursuivis, et je ne parle ici que des smugglers les plus honnêtes, ils se hâtent de jeter par-dessus bord les preuves de conviction qui pourraient les perdre, c’est-à-dire les Français qui se sont fiés à leur bonne foi. D’autres, plus indélicats encore, une fois qu’ils ont touché la forte somme d’argent qui a été convenue pour l’évasion, assassinent les malheureux qu’ils s’étaient engagés à conduire en France…

— Horreur et infamie ! m’écriai-je.

— Oh ! ce n’est pas tout, poursuivit M. Smith, il y a encore une troisième classe de smugglers qui pour être moins sanguinaires n’en sont pas moins d’ignobles chenapans… Ce sont les smugglers-espions attachés au Transport-Board !…

— Les smugglers-espions, dites-vous ?

— Et je dis bien. Ceux-ci, je vous le répète, d’accord avec le Transport-Board, n’assassinent ou ne noient pas les prisonniers : ils se contentent d’abord d’exiger d’eux une assez jolie somme comme avance, ensuite ils les dépouillent de leurs effets, s’emparent de leurs