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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/63

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Ah ! misérable, me disais-je en moi-même, avec quel plaisir, si nous nous trouvions en ce moment sur une terre neutre et que ta fille ne fût pas là pour te protéger par sa présence, je te ferais connaître combien tu me déplais !

Miss Flora n’ayant pas jugé à propos de répondre à son père, le fort peu charitable ministre et sa femme ne tardèrent pas à me prouver, par leurs ronflements sonores, qu’ils dormaient d’un lourd et profond sommeil. J’hésitais, que l’on est fou quand on est jeune ! à savoir si je devais, oui ou non, au risque de me trahir ou d’être trahi, remercier la jeune et jolie Flora de l’intérêt qu’elle avait bien voulu témoigner en faveur du Français évadé, lorsque la voiture s’arrêta au beau milieu de son élan.

Je mis aussitôt la tête à la portière, et que l’on juge de l’indicible angoisse que je ressentis lorsque j’aperçus cinq ou six constables, armés de lanternes, qui entouraient la diligence.

— Je suis perdu ! m’écriai-je en français.

— Peut-être, monsieur, me dit vivement miss Flora ; appuyez-vous sur l’épaule de mon père et faites semblant de dormir.

À peine avais-je eu le temps d’obéir à l’ordre de la charmante enfant quand une vive lueur inonda l’intérieur de la voiture.

— Qu’y a-t-il ? demanda aux constables avec un sang-froid merveilleux la jeune fille du pasteur. Prenez garde, messieurs, vous allez réveiller mon père et ma mère.

— Quel est ce jeune homme, mademoiselle ? dit le constable, probablement en me désignant.

— Mon frère, que mon père vient de retirer de la marine pour le faire entrer dans les ordres…

— C’est bien mademoiselle, veuillez nous excuser de vous avoir dérangée, mais nous cherchons un Français qui s’est évadé du cautionnement, et nous devons visiter toutes les diligences…

— On n’a pas besoin de s’excuser quand on accomplit son devoir, monsieur, répondit la jeune fille d’un ton sentencieux et en relevant la portière.

Pourvu, me disais-je, que les constables n’interrogent pas le cocher, je suis sauvé… Mais si le cocher parle… La voiture qui se remit alors en route coupa court à nos inquiétudes, j’étais au moins momentanément sauvé.

— Ah ! mademoiselle, dis-je à miss Flora en prenant sa main que je portai respectueusement à mes lèvres et sur laquelle, pourquoi une fausse honte m’arrêterait-elle dans cet aveu, je laissai tomber une larme de reconnaissance, Dieu vous récompensera de cette bonne action !

Miss Flora retira doucement sa main sans avoir l’air de me comprendre.

Elle avait raison ! À quoi bon, en effet, répondre à un homme qu’elle ne connaissait pas et qu’elle ne devait plus revoir ! N’importe ! si ces lignes vous tombent par hasard sous les yeux, miss Flora, croyez que la reconnaissance de votre noble conduite n’a jamais quitté mon cœur.

Je n’avais pas encore osé, de peur d’éveiller des soupçons, m’informer de la direction que suivait la diligence ; ce ne fut qu’au troisième relais que j’appris par quelques mots échangés entre le postillon et une servante d’auberge que la voiture ne se dirigeait pas vers Portsmouth.

Je résolus alors de ne pas continuer plus longtemps mon voyage et de m’arrêter où je me trouvais d’abord, afin de pouvoir prendre quelque nourriture dont j’avais grand besoin ; et afin de ne pas trop m’éloigner de Portsmouth où je comptais me réfugier. Je payai donc ma place au conducteur et je demandai une chambre à l’auberge. J’eus soin, avant de me coucher, d’affecter une rage de dents ; ce qui me permit de ne parler qu’avec mon mouchoir devant la bouche.

Je recommandai à la servante de ne me réveiller le lendemain qu’une heure avant le passage de la voiture de Portsmouth ; puis, fermant la porte de ma chambre avec soin, je plaçai mes pistolets près de moi et me jetai tout habillé sur mon lit. Il était le lendemain près de cinq heures lorsqu’on frappa doucement à ma porte : c’était la fille de l’auberge qui venait m’avertir que la voiture de Portsmouth passerait bientôt.

Mon prétendu mal de dents me permettant d’avoir une fluxion, je m’enveloppai la tête et les joues avec une cravate noire, ce qui me défigurait complètement, et je me fis servir à déjeuner.

J’achevais de boire mon dernier verre de Porto et de manger ma dernière bouchée lorsque la voiture arriva. Ma bonne étoile voulut que l’intérieur fût parfaitement libre ; décidément la chance semblait se déclarer en ma faveur.

Aucun voyageur ne vint par bonheur prendre place à mes côtés pendant le reste de la journée, et j’arrivai vers les neuf heures du soir à Portsmouth sans avoir couru le moindre danger.


XXIV.


Le maudit Curtis – Je lui fais violence – Mon arrivée chez M. Smith – Il m’installe chez lui – Ses démarches – Les contrebandiers – Fatal changement de servante


Je crois avoir dit que depuis deux jours la chaleur, quoique nous fussions à cette époque vers la fin du mois de mai, avait été intense. Lorsque je descendis de voiture, une forte averse commença à tomber et balaya des rues les piétons. Cette circonstance très heureuse pour moi me permettait de gagner la maison de M. Smith, chez qui je comptais me réfugier, sans attirer l’attention de personne et sans éveiller le moindre soupçon. Malheureusement, ceci à la première vue paraîtra un détail puéril, mais hélas ! les obstacles dans la vie réelle ne se surmontent pas avec la même facilité que dans les romans, malheureusement, dis-je, si je savais l’adresse du marchand de tableaux, je ne connaissais nullement la ville de Portsmouth où je n’étais venu qu’une seule fois et sous bonne escorte, lors du procès de Duvert.

Il me fallait donc demander mon chemin ! Mais à qui m’adresser ? Je n’osais entrer dans un magasin. Je réfléchissais tout en continuant de marcher à grands pas et espérant que le hasard, me venant en aide, me conduirait dans la rue où demeurait M. Smith, lorsque j’avisai à quelques pas devant moi un homme qui, réfugié sous l’étroit auvent d’une maison, attendait la fin de l’orage. Je me dirigeai aussitôt vers lui.

— Monsieur, lui dis-je, seriez-vous assez bon pour m’indiquer…

Je n’avais pas achevé ma phrase que je m’arrêtai en poussant un cri d’effroi et de surprise. Dans l’homme à qui je demandais mon chemin je venais de reconnaître le juif Abraham Curtis !

— Ah ! ah ! me dit-il en ricanant, il paraît, mon cher Garneray, que vous êtes devenu un habitant de Portsmouth. Je ne puis vous exprimer la joie que me cause notre rencontre. J’aime à croire que nous allons renouer nos affaires. Venez, je vais vous conduire…

Je compris que si je faiblissais j’étais perdu ; que l’intention du juif était de me faire tomber dans un piège, de me livrer, sans aucun doute, à la police.

Une heureuse inspiration me vint. J’affectai de prendre bravement mon parti.

— Ma foi, mon cher Curtis, lui répondis-je, je suis tout aussi ravi que vous pouvez l’être vous-même de cette rencontre. Je me trouve dans une position réellement fort délicate, et comme je vous sais homme de ressource et de bon conseil, je suis tenté de croire que c’est ma bonne étoile qui vous envoie vers moi pour que vous m’aidiez à sortir d’embarras.

— Vous ne devez pas douter de l’intérêt que je vous porte, me répondit le juif d’un air railleur, je crois vous en avoir déjà donné assez de preuves pour que vous puissiez y compter…

— Certainement. Aussi serai-je avec vous d’une grande franchise.

— Parlez, je vous écoute, mon très cher ami.

— D’abord je vous avouerai que ma présence en ce moment à Portsmouth est tant soit peu irrégulière ; j’ai déserté le cautionnement où je me trouvais…

— Je m’en doutais !… ensuite ?..

— Ensuite ! Pardieu ! cela me semble suffisant. Ensuite !… Eh bien ! je ne sais plus ce que je dois faire ! Je compte sur votre bonne amitié pour me donner conseil.

— Je vais faire mieux que de vous donner un conseil.

— Ah ! vraiment, excellent ami, je ne m’attendais pas à moins de votre part. Et qu’allez-vous faire ?

— Vous conduire dans un endroit où vous ne craindrez plus d’être arrêté.

— Vous me comblez ! Dans un des bureaux de la police sans doute ?

— Hi, hi ! me répondit le juif en riant, je vois que vous êtes un garçon d’esprit qui savez comprendre la plaisanterie et vous soumettre aux circonstances !… Oui, cher ami, c’est justement au bureau de police voisin que je me propose de vous mener.

— Voulez-vous me permettre un mot de réponse ?

— Comment donc ! dix, vingt, autant que vous voudrez ! Il pleut à verse, nous avons du temps de reste !

— Eh bien, cher ami, voici ce mot : c’est que si vous poussez un cri, une plainte, je vous brûle la cervelle comme à un chien enragé, dis-je froidement au juif en le prenant par la gorge et en dirigeant le canon de mon arme contre son front.

Mon geste avait été si rapide, et Curtis s’attendait si peu à un semblable dénouement, que j’eusse pu me passer de lui adresser cette recommandation, car le misérable, ouvrant des yeux effarés, la bouche béante et en proie à la plus extrême frayeur, était tout à fait incapable de parler.

— Certes, continuai-je, comme je suis parfaitement résolu à ne plus retourner à bord d’aucun ponton, et que pour éviter ce malheur je suis décidé, s’il le faut, au sacrifice de ma vie, je vous jure sur l’honneur que si vous ne m’obéissez pas, si vous m’opposez la moindre résistance, je vous brûlerai la cervelle même devant cent témoins !… À présent que vous voilà averti, donnez-moi votre bras et conduisez-moi hors de la ville !… Tâchez surtout, si vous tenez à la vie, de ne pas vous tromper de chemin.

— Je suis prêt à vous obéir, me dit alors le juif d’une voix émue. Ne craignez rien, je ne vous trahirai pas.

Je pris alors le bras d’Abraham que je serrai fortement sous le mien, puis la main placée dans la poche de côté de ma redingote où se trouvaient mes pistolets, je me mis en chemin.

En moins d’une heure, après avoir franchi toutes les sentinelles,