Aller au contenu

Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/66

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

en essayant de lui faire valoir le prix de cette marque de confiance, ce que cette femme savait déjà.

Ducket, quoiqu’elle se montrât pour moi pleine de prévenances, me déplaisait horriblement. Pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. Il est des pressentiments mystérieux que rien ne motive, qui sont inexplicables, que l’on essaie en vain de surmonter, que l’on s’en veut d’écouter, et que l’on ne devrait jamais au contraire négliger.

— Est-ce vrai, monsieur, me dit un jour Ducket en faisant ma chambre, que le gouvernement anglais accorde une récompense de cinq livres sterling à toute personne qui livre au Transport-Board un Français évadé ?

— Oui, Ducket, cela est vrai, lui répondis-je assez inquiet et assez étonné de la question. Vous n’avez qu’à me dénoncer et l’on vous remettra cette somme… Pensez-vous donc me livrer à la police ? repris-je après un moment de silence et en souriant.

— Oh ! monsieur ! s’écria la domestique en rougissant, quelle idée avez-vous donc de moi ! Ducket, après avoir terminé son service, se retira en m’adressant sa plus gracieuse révérence. Je me mis à réfléchir profondément.

— Pourquoi, me disais-je, cette femme ne me vendrait-elle pas ? Elle est Anglaise, ne peut s’intéresser à un Français, et doit être, comme la plupart de ces créatures que l’on emploie à la journée, malheureuse et cupide. Pourtant si elle songeait à me trahir elle n’eût jamais osé m’adresser la question qu’elle vient de me faire ! Bah ! pourquoi pas ? Cette femme peut être aussi inintelligente que je la suppose vile. Elle aura eu peur de se tromper, et sachant que personne ne pouvait mieux que moi lui fournir ce renseignement, elle a commis l’imprudence de me le demander.

Et puis, après tout, cela ne serait pas si maladroit de sa part. Cette espèce de franchise m’en eût en effet imposé, sans l’aversion inexplicable que j’éprouvais pour cette femme, sans ses conversations fréquentes avec le boucher d’en face, l’ami de Curtis. Il est parfois des impudences si hardies que c’est le sublime de la rouerie que de savoir s’en servir. Oui, définitivement, et plus j’y réfléchis, je ne suis resté que trop longtemps ici. J’aurais dû, le jour de l’arrivée de Ducket, abandonner la maison et me réfugier dans la taverne qu’habitent mes nouveaux amis Mercadier, Lebosec et Vidal… Dès que Smith rentrera, je mettrai ce projet à exécution.

Tout en réfléchissant ainsi, je m’étais accoudé sur le bord de ma fenêtre, et mes yeux erraient à l’aventure à travers les rideaux jusque dans la rue, lorsque tout à coup je vis Ducket sortir de la maison.

— Elle va me trahir ! pensai-je.

Et me précipitant à travers les escaliers, j’ouvris la porte de la rue et je me mis à suivre la domestique.

Je suis à me demander encore aujourd’hui comment je pus commettre une pareille imprudence, surtout après être resté pendant près d’une année sans oser sortir, pour ainsi dire.

J’étais tellement dominé par l’idée fixe que Ducket me trahissait, que je ne fus nullement surpris en l’apercevant, à l’angle de la rue, causer avec un homme que je reconnus de suite pour Abraham Curtis.

Je savais tout ce que je voulais savoir, le boucher avait parlé, et je m’empressai de rebrousser chemin. Au moment où j’arrivai devant la porte, je me trouvai face à face avec M. Smith qui rentrait de son côté et ma vue lui arracha un cri de surprise, presque d’effroi.

— Êtes-vous donc fou, mon cher ami ? me dit-il lorsque nous fûmes rentrés.

— J’avoue que j’ai été extrêmement imprudent, lui répondis-je ; heureusement que le hasard a béni cette audace, et qu’il me sauve des pontons.

— Des pontons ! Que s’est-il donc passé ?

— Il s’est passé que votre domestique Ducket voudrait gagner la prime de cinq livres promise à toute personne qui livre un Français. Alors, en peu de mots, je fis part à M. Smith de ce que je viens de raconter au lecteur.

— Oh ! la misérable, s’écria mon excellent hôte en rougissant de colère, je veux la tuer

— La punition serait un peu forte, répondis-je en souriant ; mais, si vous voulez bien le permettre, je vais effrayer la misérable… elle mérite bien cela !

— Faites-en ce que vous voudrez ! s’écria M. Smith hors de luit Ah ! l’infâme ! la coquine ! ne la ménagez pas… Mon excellent hôte parlait encore lorsque Ducket rentra : son air calme n’indiquait nullement qu’elle venait de commettre une ignoble trahison ; seulement, sa respiration un peu oppressée prouvait que s’il lui importait peu d’être coupable, elle tenait à ce qu’on ne la soupçonnât pas. Elle était, je le compris, revenue en courant de son rendez-vous avec Abraham Curtis.

— Ducket, lui dis-je poliment, seriez-vous assez bonne pour monter une minute dans ma chambre, j’ai besoin de vous pour clouer un tableau !

— Je suis à vos ordres, monsieur, me répondit-elle en me suivant d’un air patelin.

Une fois rendus dans ma chambre où M. Smith nous avait suivis, je fermai la porte ; puis, prenant un pistolet et revenant vers Ducket, qui à la vue de l’arme pâlit affreusement :

— Ma chère fille, lui dis-je, je trouve on ne peut plus naturel que vous ayez désiré gagner cinq livres sterling que du reste je voulais vous offrir en quittant la maison… Seulement, ne vous étonnez pas non plus que je tienne à conserver ma liberté. Si vous désirez prier, dépêchez-vous, vous n’avez plus que cinq minutes à vivre.

— Oui, oui, brûlez-lui la cervelle, s’écria M. Smith, qui prit sur le moment cette comédie, tant sa colère était grande, pour une réalité ; brûlez-lui la cervelle… elle l’a bien mérité…

Ducket, je ne puis me rappeler aujourd’hui ce souvenir sans en rire, Ducket, dis-je, se croyant déjà morte, tomba à mes genoux en me demandant grâce.

— Non, point de grâce ! dit mon hôte. Tirez… tirez.

Je levai le bras, et la misérable, croyant que c’en était fait d’elle, poussa un cri sourd et perdit connaissance.

— Vite de l’eau et des sels, m’écriai-je.

— Pour faire revenir cette coquine à la vie, me dit Smith, du tout, laissez-la mourir comme elle le mérite.

— Cela ne ferait nullement mon affaire. Je n’ai pas besoin de la vie de cette misérable, tandis que ses révélations peuvent m’être précieuses… Aidez-moi, mon bon monsieur Smith, je vous en prie…

— Le fait est qu’il est important que nous sachions à quoi nous en tenir. Oui, vous avez raison, secourez-la.

Mes soins ne furent pas inutiles, cinq minutes plus tard, Ducket reprit connaissance.

— Quand la police doit-elle venir ? lui demandai-je.

— Ce soir, monsieur, à dix heures, me répondit-elle en tremblant.

— Tu ne me trompes pas ?

— À quoi bon mentir lorsque l’on va mourir ! répondit la malheureuse qui prenait de plus en plus ma comédie au sérieux.

— C’est bon, lui dis-je ; si tu as dit vrai, cela te sauvera la vie. À présent, reste dans cette chambre ; et ne t’approche pas de la fenêtre pour appeler au secours car alors c’en serait fait de toi.

— Eh bien ! dis-je à M. Smith, que faire à présent ? Quant à moi, je crois que le seul parti qu’il me reste à prendre est d’aller rejoindre au plus vite mes compagnons dans leur taverne…

— Ma foi, cela me contrarie de vous voir sortir en plein jour ; mais cependant vous ne pouvez rester, j’en conviens, plus longtemps ici… Je m’en vais vous chercher une voiture… Surveillez en attendant cette coquine de Ducket.


XXV.


Entrevue intéressante – Fatal coup du départ – Jeffries le contrebandier – Marché conclu – Guet-apens – Assassinat – Nous découvrons la terre de France – Retour au ponton


Une demi-heure plus tard, j’arrivais sans aucun accident à la taverne qu’habitaient Mercadier, Lebosec et Vidal, à qui je fis part de ma mésaventure.

— Vous arrivez juste à point, me répondirent-ils ; nous allions vous écrire pour vous avertir que nos contrebandiers sont prêts…

— Alors, répondis-je, nous partirons demain.

Le lendemain, vers les six heures de l’après-midi, nous étions, Mercadier, Lebosec, Vidal et moi, en train de terminer un copieux déjeuner auquel quatre smugglers, nos alliés, prenaient part.

Il faut avouer que l’échantillon que j’avais sous les yeux n’était guère propre à me faire revenir des préventions que M. Smith avait éveillées dans mon esprit contre l’honorable corporation des contrebandiers.

Doués tous les quatre de ces figures qui sentent la corde d’une lieue et qui vous permettent, rien qu’en les entrevoyant, de juger à peu près à coup sûr leurs propriétaires, nos smugglers joignaient à ce physique révélateur l’allure la plus caractéristique et le langage le plus pittoresquement cynique que l’on puisse imaginer.

Notre déjeuner, qui se prolongeait depuis le matin dix heures, avait mis ces honnêtes écumeurs en grande gaieté, et leur avait également fait perdre un peu de leur prudence habituelle. S’adressant des demi-mots, des signes d’yeux et de tête, ils échangeaient à chaque instant certains sourires mystérieux et moqueurs que je surprenais au passage. Il était évident pour moi qu’ils se réjouissaient de l’heureux hasard qui nous avait mis dans leurs mains, et que leur conduite future avec nous était déjà tracée.

Le chef de ces chenapans se nommait Jeffries ; ce fut lui qui donna à ses subordonnés le signal du départ :

— Allons, enfants, leur dit-il, il s’agit à présent de travailler. Buvons un dernier verre d’eau-de-vie à la santé de ces gentlemen et partons.

Jeffries, en parlant ainsi, remplit jusqu’au bord un de ces gobelets en plomb qui contiennent une demi-pinte et servent, dans les public-house anglais, à offrir la bière aux consommateurs ; puis, se retournant vers nous :

— Messieurs, continua-t-il, je bois à l’heureux succès de notre entreprise ! J’aime à croire que vous ne refuserez pas de me faire raison ?

Jeffries, en prononçant ces paroles, nous indiquait du doigt un