Aller au contenu

Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/67

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

énorme pot en grès que le garçon de la taverne venait d’apporter et qui était rempli de gin.

Mes amis, c’est-à-dire Mercadier, Lebosec et Vidal, déjà fortement excités par de trop copieuses libations, accueillirent ce toast avec enthousiasme, et voulant se montrer aussi vaillants que des contrebandiers anglais et soutenir dignement l’honneur de la France, se versèrent chacun une demi-pinte de gin.

— Messieurs, leur dis-je vivement, au nom du ciel, modérez-vous, et laissez là ces verres de gin !… N’oubliez donc pas que nous avons besoin de tout notre sang-froid.

— Bah ! dit Mercadier en voyant Jeffries le regarder d’un air moqueur, et soulevant son gobelet à ses lèvres, la liqueur et les corsaires, ça se connaît.

— J’ai été corsaire comme vous, Mercadier, répondis-je, et mon capitaine, qui se nommait Surcouf, voulait bien me compter parmi les hommes les plus solides de son équipage… N’affectez donc pas de me traiter en caboteur… J’ai assisté aux grandes orgies indiennes et je sais ce que peuvent des hommes de fer… Eh bien, je vous le répète, ce verre de gin, après un déjeuner qui a duré sept heures, doit à coup sûr vous faire perdre la raison…

— Ah ! vous avez servi sous les ordres du grand Surcouf ! s’écria Mercadier en m’interrompant. Eh bien, mon cher monsieur, vous ne trouverez pas mauvais que je boive à la santé de l’illustre Breton, la gloire de la marine française !

Mercadier, en parlant ainsi, et avant que je pusse m’opposer à son action, porta vivement son gobelet à ses lèvres et en vida d’un seul trait le contenu.

— À la santé de Surcouf ! répétèrent Vidal et Lebosec en imitant Mercadier.

— Et vous, monsieur, vous ne buvez pas ? me demanda Jeffries d’un ton singulier.

— Merci, répondis-je en affectant de chanceler sur mes jambes, je n’en puis déjà plus.

— Vous n’êtes pas habitué, à ce qu’il paraît, aux liqueurs ?

— C’est la vérité… Je me sens très mal à mon aise.

Il me parut que ma réponse faisait plaisir au smuggler, et je crus remarquer entre ses compagnons et lui un signe d’intelligence.

— Au revoir, messieurs, nous dit-il, nous allons nous occuper des préparatifs de l’embarquement ; quant à vous, il est bien convenu que vous partirez d’ici à la nuit tombante, de façon à arriver vers les dix ou onze heures au lieu fixé pour notre rendez-vous général.

— C’est convenul répondit Mercadier.

— Vous n’avez pas oublié, au moins, les indications que je vous ai données, et le chemin que vous devez suivre ?

— Je me le rappelle parfaitement, répondis-je, ne craignez rien, nous sommes exacts.

Une fois les smugglers partis, je reprochai vivement à mes associés leur intempérance, et leur fis part des observations que j’avais faites : observations qui me donnaient la conviction qu’un complot formé contre nous existait parmi les contrebandiers.

Mon ton de conviction parut faire une assez vive impression sur mes camarades qui m’assurèrent que dorénavant ils agiraient avec la plus extrême circonspection.

— Au reste, mon cher ami, me dit Mercadier, qu’avons-nous à craindre, armés comme nous le sommes, c’est-à-dire ayant chacun une paire de pistolets et un coutelas ?

— Pardieu ! je crains que votre ivresse ne vous empêche justement, si l’occasion s’en présente, de faire usage de ces armes !

— Oh ! quant à cela, soyez tranquille !… N’est-ce pas, Vidal, et toi, Lebosec, que vous avez toute votre raison ?

— Je crois bien ! balbutièrent Vidal et Lebosec avec une langue embarrassée qui donnait un complet démenti à leurs paroles.

Le rendez-vous que les smugglers nous avaient assigné était une espèce de petite crique située à environ trois lieues de Portsmouth.

— Allons, mes amis, dis-je une heure plus tard à mes associés, voici la nuit venue, partons…

Après avoir soldé nos dépenses à l’hôtelier de la taverne, qui, soit dit en passant, nous fit payer horriblement cher sa douteuse hospitalité, nous examinâmes avec soin si les amorces de nos pistolets étaient en bon état ; puis nous nous mîmes en route.

J’espérais que le grand air et surtout la marche calmeraient l’effervescence de mes compagnons. Il n’en fut rien. À mesure que nous avancions, leur ivresse, d’abord peu sensible, prenait des proportions inquiétantes : à peine étions-nous hors de la ville que Mercadier se mit à entonner à tue-tête la Marseillaise.

— Mais taisez-vous donc, misérable, lui dis-je avec fureur, vous voulez donc nous livrer aux Anglais ?

— Les Anglais ! répéta Mercadier, je me moque pas mal d’eux. Qu’ils viennent un peu, les Anglais, et ils verront… j’ai donc pas des pistolets ?.. Les lâches, ils ne se montreront pas…

Vidal et Lebosec n’étaient guère dans un meilleur état ; ils parlaient de se diriger sur Londres, de surprendre la Tour, puis, une fois maîtres de cette citadelle, de bombarder la capitale de la Grande-Bretagne jusqu’à ce qu’elle se rendît à discrétion.

Que l’on juge combien je devais souffrir ! Un moment je fus tenté de rebrousser chemin et de retourner chez M. Smith ; sans la crainte de Ducket, il est certain que j’eusse mis ce projet a exécution.

Les indications que nous avaient données les contrebandiers étaient si exactes et si précises que je n’hésitai pas une minute sur la route que nous devions suivre. À onze heures nous arrivâmes au lieu fixé pour notre rendez-vous.

C’était au pied d’une falaise, dans une des anfractuosités de la côte, que se trouvait caché le bateau non ponté sur lequel nous devions traverser la Manche.

— Allons, messieurs, nous dit Jeffries, la nuit est obscure, la mer excellente, le vent favorable ; ne perdons point de temps et embarquons.

— Oh ! oh ! continua le smuggler en remarquant quelle difficulté mes compagnons, alourdis par l’ivresse, éprouvaient à entrer dans l’embarcation, il paraît que le gin n’est pas votre boisson habituelle !… Au reste, peu importe, quelques heures de sommeil et l’air frais de la mer vous remettront dans votre état normal ! Étendez-vous au fond de la barque…

Cinq minutes plus tard, la proue de notre canot, poussé par un joli vent du sud-ouest, fendait vaillamment la lame. Je ne puis dire l’appréhension terrible qui s’était emparée de moi ; à chaque instant je m’attendais à une attaque ; et la main sur mes pistolets tout armés, j’essayais de saisir au vol un mot ou une intonation de voix qui me permît de prendre l’offensive ; mais les smugglers causaient si bas, si toutefois ils causaient, qu’aucun bruit, si ce n’est celui de la vague que coupait notre sillage, ne parvenait jusqu’à moi.

Une heure se passa ainsi, et déjà mes appréhensions commençaient à se calmer, lorsqu’il me sembla entendre un chuchotement étouffé qui venait de l’avant : peu après j’entendis un smuggler qui escaladait doucement un des bancs de l’embarcation, car nous allions alors à la voile, et semblait se diriger de notre côté.

— Qui vive ? m’écriai-je en levant mes pistolets.

— Parbleu ! n’ayez pas peur, ce n’est pas, à coup sûr, la police ! me répondit une voix que je reconnus pour être celle de Jeffries.

— Je ne crains rien, lui répondis-je ; mais n’avancez pas, je vous prie : vous pourriez en marchant dessus blesser mes camarades. Jeffries ne me répondit que par un juron, et regagna sa place. Un dialogue animé ne tarda pas à s’engager entre ses compagnons et lui ; seulement, il avait lieu d’une voix tellement basse qu’il m’était impossible d’en saisir un seul mot.

Ma foi, pensai-je, je suis bien bon de m’affecter pour si peu de chose. Au total, qu’ai-je à craindre ? Une attaque ? Mais n’ai-je pas mes pistolets et mon coutelas ! Oui ; mais ces bandits sont au nombre de quatre, tandis que je ne dispose, moi, que de deux coups de feu… Pardi eu, une idée !… je m’en vais prendre les pistolets de cet ivrogne de Lebosec qui ronfle à mes côtés : de cette façon, je me trouverai à même de répondre à chacun d’eux.

Une nouvelle heure se passa sans amener aucun incident si ce n’est, toutefois, que la lune jusqu’alors voilée par des nuages commença à se montrer de temps à autre, c’est-à-dire chaque fois que le vent nettoyait l’horizon.

— Eh ! l’ami, me dit pendant une de ces éclaircies le patron Jeffries, vous savez que nous n’avons pas besoin de vous pour le quart !… Si vous avez sommeil, ne vous gênez pas et dormez tout à votre aise…

— Merci, lui répondis-je d’un ton sec, je préfère veiller.

— Oui-da ! Eh bien, alors causons… Cela nous aidera à tuer le temps.

— Merci de votre proposition. Je préfère rester dans mes réflexions…

— C’est possible, mais moi je préférerais causer, car j’ai une petite affaire à terminer avec vous, et il faut absolument que vous m’écoutiez…

— Voyons alors cette affaire.

— Voici le fait en peu de mots… Mais auparavant, une question ! Savez-vous de quelle peine nous sommes passibles, nous autres contrebandiers, lorsque l’on nous surprend essayant de conduire en France des prisonniers évadés ?

— Parfaitement, vous êtes pendus !

— C’est cela même. Je vois avec plaisir que vous êtes au fait de la législation anglaise… oui, j’en suis ravi… car cela va m’aider beaucoup dans la suite de notre entretien.

— Voyons, m’écriai-je avec un commencement d’impatience, laissons de côté tout ce bavardage, et arrivons franchement au but ; car, si je ne me trompe, vous avez en ce moment un but et une arrière-pensée.

— C’est vrai ! Au fait, à quoi bon employer des détours lorsque l’on est, comme nous le sommes, mes compagnons et moi, dans le droit chemin ? Voici la chose en deux mots : nous vous avons demandé dix livres sterling par tête, c’est-à-dire quarante livres sterling pour vous conduire tous les quatre en France… Or, vous m’avouerez que cela n’est pas cher. Mes confrères exigent ordinairement le double de cette somme…

— Il fallait demander davantage. Au reste, peu importe. Oui, j’avoue que vous avez été très modérés dans vos prétentions ; après ?

— Or, si nous nous sommes montrés si doux sur le prix de votre