Aller au contenu

Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/7

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

— Ah ! parbleu ! je me souviens à présent de vous, Bertaud. En effet, nous avons navigué tous les deux sur la Confiance.

— Et tapé ensemble sur les Anglais. Quelle noce, tout de même, à bord du Kent ! ça pleuvait-il, les horions ! Et les parts de prise… Ah ! si je ne les avais pas bues comme un imbécile, j’aurais au moins de quoi manger aujourd’hui. Mais, bah ! laissons là toutes les vieilles histoires… Vrai, ça me fait crânement plaisir de vous voir.

Il y avait un tel accent de sincérité dans la parole du timonier que je me sentis ému ; je serrai cordialement la main qu’il me tendait.

Ce Bertaud était une de ces franches et belles natures pleines de douceur et d’énergie tout à la fois, comme j’en ai, je me plais à constater ce fait en l’honneur de l’humanité, si souvent rencontré pendant ma carrière maritime. Sa rencontre me fit un grand plaisir ; je pouvais au moins compter sur un ami, et je ne me trouvais plus isolé dans la foule.

— Y a-t-il longtemps que tu as abordé ce ponton, mon pauvre Bertaud ? lui dis-je.

— Tiens, tu me tutoies ! s’écria-t-il d’un air joyeux, eh bien ! je t’en remercie ; c’est bien de ta part, car ça veut dire que tu m’estimes et que tu comptes sur moi !… Entre nous deux à présent, vois-tu, c’est à la vie et à la mort !

Nous nous serrâmes de nouveau la main, et Bertaud reprit :

— Tu me demandes s’il y a longtemps que j’habite ce gredin de ponton ? Hélas ! voilà deux ans que j’ai été pris !… Depuis cette époque, j’ai fait quatre pontons. Je ne suis sur le Protée que depuis huit mois, et j’espère ne pas y rester bien longtemps.

— Comment cela, Bertaud ? que veux-tu dire ?

— Chut et silence ! aujourd’hui blaguons ; nous causerons plus tard.

— Comme tu voudras. Et où as-tu été fait prisonnier ? dans l’Inde ?

— Hélas ! mon ami, me répondit Bertaud en poussant un soupir, c’est en revenant en France…

— Alors, c’est absolument comme moi.

— Oh ! que non !… moi, vois-tu, tu vas me traiter de muscadin ; mais que veux-tu que j’y fasse, je ne puis changer la vérité, moi, je fuyais une femme… Tu ris, que veux-tu, c’est comme ça… Une énorme mulâtresse, mon cher, nommée Chapet, qui voulait à toute force m’épouser. Faut dire que vu son poids de quatre cents livres, peu de gens lui faisaient la cour !… Bref, elle prétendait ou me tuer ou devenir mon épouse !… J’ai eu peur, j’ai fui, j’ai rencontré les Anglais sur ma route, et me voilà.

Je passai le reste de ma journée à causer avec le brave timonier ; et sa conversation m’initia davantage aux mœurs des pontons.

— Veux-tu voir quelque chose de drôlement curieux ? me dit-il après un dîner que je rendis supportable en consacrant quelques sous à acheter du beurre, du pain et des légumes.

— Qu’est-ce que c’est, Bertaud ?

— Je vais te mener voir le quartier des rafalés. Connais-tu ça, toi, les rafalés ?

Comme ce mot, originaire des pontons, n’avait pas alors encore pris son essor et fait son entrée dans le monde, il m’était complètement inconnu. Je fis à Bertaud l’aveu de mon ignorance à cet égard.

— Avant de te conduire voir les rafalés, me répondit-il, je vais t’apprendre, puisque tu ne t’en doutes pas, quels sont ceux que l’on désigne sous ce nom. Ils sont plus célèbres qu’estimés à bord du ponton. Après tout, si ce sont de faillis chiens, il faut leur rendre cette justice que quand l’occasion se présente, ils ne boudent pas.

— Avant tout, Bertaud, pourrais-tu m’expliquer d’où vient ce mot de rafalé ?

— Pardi, c’est pas malin à deviner ! Est-ce qu’en terme de marine, rafaler ou affaler ne signifie pas descendre quelque chose, se trouver sous le vent ?.. Eh bien ! un rafalé est un garçon qui est en bas, qui est sous le vent de sa bouée… Le rafalé donc, pour en revenir à la conversation, est d’abord joueur comme les cartes… mais ça c’est rien… ce qui lui manque c’est la dignité… Ici nous n’en avons que quelques-uns que l’on a parqués à part comme des bêtes féroces et immondes, et avec qui nous n’avons presque jamais de rapports. Mais il y a un ponton où l’on en compte jusqu’à deux cents.

« D’abord les rafalés vendent tous leurs effets. Ils n’ont ni hamac ni couvertures : aussi pour se réchauffer couchent-ils serrés les uns contre les autres, absolument comme des sardines, sur le tillac de la batterie. Ils sont tous étendus sur le même côté, et quand celui qui est placé en tête d’un rang se trouve au milieu de la nuit fatigué de sa position, il se contente de crier : Pare à virer ! et tout le monde se retourne à son commandement.

— Tu n’exagères pas, Bertaud ?

— Dieu de Dieu ! c’est-à-dire que ce que je vous raconte là n’est rien encore… Le vrai rafalé n’a ici-bas ni culotte, ni habit, ni chemise, il est tout nu, mais ce qui s’appelle nu ! Eh bien, croiriez-vous qu’il y a des gens qui désirent faire partie de cette société ?

« Or, ce n’est pas tout que de souhaiter d’y entrer, faut d’abord être reçu. Celui donc qui veut se faire admettre parmi les rafalés commence par vendre tout ce qu’il possède, et avec l’argent qu’il en retire il doit régaler de bière et de pain, jusqu’au dernier liard, tous les membres de la société ; alors on le reconnaît frère, et on lui donne un gros caillou destiné à lui servir d’oreiller.

— Mais ce que tu me racontes là ne peut être véridique, Bertaud ! m’écriai-je.


II


Une existence expliquée – Thomas le mystérieux – Un vol – Atroce punition – Confidence de Bertaud – Révélation – Une heureuse désertion


Le matelot allait répondre, quand un prisonnier à la contenance grave et noble, qui semblait écouter depuis un moment notre conversation, s’avança vers nous, et s’adressant à moi :

— Ce que vous raconte Bertaud est parfaitement exact, me dit-il.

— Merci, capitaine, dit l’ancien matelot de Surcouf en saluant le nouveau venu avec un grand respect.

L’inconnu sourit d’un air mélancolique, puis mettant sans affectation son doigt sur la bouche et baissant la voix :

— Bertaud, dit-il d’un ton de doux reproche, pourquoi t’obstiner à m’appeler capitaine ? tu sais bien que je ne le suis pas…

Le matelot rougit, et l’inconnu se retournant vers moi, probablement pour couper court aux excuses ou aux observations de Bertaud, reprit la conversation.

— Non, me dit-il, votre ami n’exagère en rien le dénuement complet des rafalés. Dernièrement nous avons obtenu de nouveaux hamacs pour ceux qui avaient vendu les leurs depuis leur entrée aux pontons, eh bien ! croiriez-vous une chose, c’est que ces hommes étaient tellement habitués depuis des années à coucher sur le bois nu, que la plupart d’entre eux ne purent supporter la douceur élastique de ces lits, et ils s’en défirent à vil prix ! Le moment où le rafalé brille de tout l’éclat de sa misère, si je puis me servir de cette expression, c’est le soir, lorsque l’on procède à l’appel des prisonniers. Ceux d’entre eux qui se trouvent absolument nus, et le nombre en est fort grand, louent alors au prix d’un sou une vieille couverture dans laquelle ils s’enveloppent deux ou trois et qui leur permet de monter sur le pont.

« Le sou qui sert à payer cette location est pris sur leur ration du lendemain, car il faut vous dire que le rafalé pressé par la nécessité ou par le besoin est très prodigue de ses rations à venir, et les engage avec une déplorable facilité. Il n’est pas rare d’en voir parmi eux qui, par suite de ces hypothèques données sur leur nourriture, se trouvent depuis cinq à six jours à jeun…

— Permettez, monsieur, dis-je en interrompant l’homme à la capote boutonnée, il me semble que vous foncez un peu les couleurs de votre tableau. Comment des hommes pourraient-ils, sans succomber, rester aussi longtemps privés d’aliments ? Cela me paraît impossible…

— Je ne prétends pas qu’ils ne mangent absolument rien, me répondit l’inconnu ; je constate seulement que pendant cinq à six jours, quelquefois même davantage, ils ne touchent pas à une seule ration et gardent un jeûne rigoureux, pas autre chose. C’est alors que vous les voyez errer comme des âmes en peine, dans les recoins les plus obscurs des batteries, cherchant et se précipitant avec avidité sur les immondices et les rebuts jetés par les autres prisonniers.

« Leur voracité exaspérée ne recule ni devant les pelures crues des pommes de terre, ni devant les feuilles des poireaux ; quant aux trognons de choux et aux têtes de hareng, ce sont pour eux de magnifiques trouvailles. Souvent j’ai vu deux rafalés, mourant de faim, jouer l’un contre l’autre, au retour de ces expéditions, les têtes de hareng qu’ils avaient récoltées ; ces gens sont incorrigibles !

— Mais comment se fait-il que ces misérables puissent résister à de pareilles privations et ne tombent pas malades ?

— C’est là un mystère de la nature que je ne puis expliquer. Il en est certes beaucoup parmi eux qui succombent ; mais ce dont je ne puis me rendre compte, c’est qu’ils ne meurent pas tous. Au reste, la maladie est pour eux une bonne aubaine ; elle leur donne l’entrée de l’hôpital, où ils reçoivent au moins quelque nourriture.

— Quels singuliers personnages que ces rafalés ! m’écriai-je. Merci, monsieur, des détails que vous avez été assez obligeant pour me donner et qui m’ont vivement intéressé.

— Oh ! je n’ai pas fini : je ne vous ai montré, jusqu’à présent, que le revers de la médaille, il me reste encore à vous en décrire le bon côté ; car il se mêle toujours un peu de bien aux choses les plus mauvaises de la vie.

« Le rafalé, malgré l’abjection dans laquelle il est tombé, malgré ses instincts matériels et grossiers, ne manque ni d’un certain courage, ni d’une certaine délicatesse. C’est lui qui combine et exécute ces évasions tellement merveilleuses d’audace que leur réussite seule les empêche de passer pour des traits de folie ; c’est lui qui, insensible aux avanies des Anglais, sait, en tombant mourant d’inanition, conserver le secret du plan qui lui a été confié : à peine pourrait-on trouver dans les tristes et lugubres annales des pontons trois ou quatre exemples de trahison donnés par eux… Après tout, un homme ne peut guère être, soit en bien soit en mal, tout à fait complet. Sans cette générosité et sans ce courage, la race si dégradée de ces misérables n’appartiendrait plus à l’humanité…

L’inconnu achevait de prononcer ces dernières paroles quand on sonna le couvre-feu, car à bord des pontons, à huit heures en hiver,