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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/8

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à neuf en été, on était tenu d’éteindre toutes les lumières, et nous dûmes nous séparer.

Toutefois, comme la contenance douce, affable et digne de ce prisonnier m’avait vivement frappé, je retins Bertaud qui se dirigeait déjà vers son hamac et je le priai d’entrer avec moi dans quelques détails sur cet inconnu.

— Mon cher ami, me répondit-il, je ne puis satisfaire qu’à moitié ta curiosité, car quoique j’aie la plus grande confiance en toi et que nous nous soyons promis une amitié à toute épreuve, il ne m’est pas possible cependant de manquer à ma parole… Je dois donc te taire avant tout le nom de ce prisonnier. Tout ce que je puis te dire c’est que ce nom est aussi respecté et chéri des Français qu’il est estimé et redouté des Anglais !…

— Je conçois fort bien, Bertaud, ta retenue et je ne puis que t’en louer, mais enfin, sans me divulguer le nom de ce prisonnier, ne pourrais-tu m’apprendre à peu près ce qu’il est… Quant à moi, il me paraît officier de marine…

— Tu as deviné juste !… Cet étranger, quoique bien jeune encore, est déjà capitaine de vaisseau… Après tout, pourquoi te cacherais-je une partie de son histoire ? Il vaut mieux au contraire que tu en sois instruit… car cela te permettra peut-être de lui être utile et t’empêchera en tout cas de le vendre par maladresse…

— Voyons, on va éteindre les lumières : dépêche-toi, je t’écoute avec la plus vive attention…

— Voici le fait en peu de mots : ce capitaine se trouvait de passage sur un navire qui est tombé, il y a de cela dix-huit mois aujourd’hui, au pouvoir d’une frégate anglaise…

— Comment se trouve-t-il donc en ce moment sur ce ponton ? N’est-ce donc pas un usage généralement établi que les officiers restent prisonniers sur parole à terre ? — Oui, et voilà justement la chose. Celui-ci ne voulant pas engager sa parole, se fit passer pour un simple matelot, et, accepté pour tel, fut jeté sur le ponton le Protée… On ne le connaît ici, excepté trois ou quatre personnes qui savent le fin mot de la malice, que sous le nom de Thomas, et on le prend pour un simple gabier !… Eh bien, croirais-tu que malgré cela on le respecte beaucoup et qu’il jouit d’une grande influence… Faut croire qu’il est né capitaine et qu’il n’a pas chipé son grade, celui-là ! n’est-ce pas ! Les prisonniers l’ont nommé président du tribunal que nous avons institué, et l’on ne prend jamais une détermination importante sans le consulter auparavant. Pauvre homme ! je rage en voyant les factionnaires anglais l’insulter tout comme si c’était un simple calfat… Quant à lui, toujours calme et grave, il a l’air de blaguer en lui-même ces petitesses, et de se dire intérieurement : « Ça ne durera pas ! »

— Le capitaine espère-t-il donc, dis-je en baissant la voix…

— Silence ! s’écria vivement Bertaud en me secouant fortement le bras. Pour ta gouverne, mon cher Louis, il ne faut jamais causer ici quand on se trouve dans l’obscurité, car il y a alors des oreilles invisibles qui flânent à droite, à gauche, de tous les bords…

— Des espions anglais, sans doute ?…

— Hélas ! non, des traîtres… des Français qui, abrutis par la misère ou accablés par la souffrance, ne regardent pas à faire couler le sang de leurs frères pour peu que ce sang soit payé par une faveur et apporte quelque soulagement à leur misère !… Bonne nuit et à demain. Si cette conversation t’intéresse, nous la reprendrons au grand jour…

Bertaud, après cette réponse, me serra cordialement la main et se dirigea vers son hamac ; j’en fis autant de mon côté.

Quoiqu’un mois et demi se fût écoulé depuis que j’avais été fait prisonnier à bord de la Belle-Poule, cette première nuit que je passai sur un ponton me parut d’une longueur interminable. Jusqu’alors ma captivité, quoique complète, m’avait cependant laissé de l’espoir : un naufrage, un incendie, un combat pouvaient me venir en aide et me rendre la liberté ; enfin, jusqu’au dernier moment, j’avais eu le droit de compter sur le bénéfice du hasard. À présent, cette dernière consolation m’était refusée.

Ne pouvait-on pas, sur les pontons, écrire la fatale inscription placée par le Dante sur la porte de son enfer : « Laissez en entrant toute espérance ! » Hélas ! oui ; car le nombre des prisonniers qui à force de persévérance, d’audace et de bonheur étaient parvenus à se sauver, se composait de si peu d’élus qu’il y avait folie à espérer figurer sur leur liste. Néanmoins, pendant toute la durée de cette nuit d’insomnie, je ne fis que combiner des plans, inventer des ruses, chercher des moyens d’évasion. Le jour me surprit sans que le sommeil eût abattu un moment mes paupières.

Je venais de plier mon hamac lorsque Bertaud vint me trouver. La vue de ce brave ami que je ne connaissais pour ainsi dire que de la veille, car c’était à peine si je me souvenais de l’avoir vu à bord de la Confiance, me fit du bien. Nous reprîmes notre conversation.

Il pouvait y avoir une heure à peu près que nous étions à causer de nos souvenirs de l’Inde, lorsqu’un grand mouvement se manifesta parmi les prisonniers ; des groupes se formèrent de toutes parts.

— Allons donc voir ce qui se passe là-bas, me dit Bertaud. Nous apprîmes bientôt en nous mêlant à la foule qu’un vol avait été commis pendant la nuit.

— Et quelle est la victime de ce vol ? demanda Bertaud.

— C’est moi, camarade ! s’écria en ce moment un malheureux tout déguenillé et dont le visage pâle et les traits bouleversés prouvaient à quel point il ressentait vivement le malheur qui venait de le frapper.

— Vous ! m’écriai-je en reconnaissant en lui ce même soldat Picot à qui j’avais acheté pour trois louis la place du sabord que j’occupais.

— Hélas ! oui, c’est moi, me répondit-il, et ce sont justement vos trois louis que l’on m’a pris pendant mon sommeil.

Comme une pareille somme était fort considérable pour les pontons, l’émotion que causait ce vol était très grande.

Je faisais de mon mieux pour essayer de consoler le pauvre Picot quand un prisonnier, dont le costume horriblement délabré se rapprochait presque de la nudité des rafalés, s’approcha de lui :

— L’ami, lui dit-il, j’ai des soupçons sur le voleur de votre or.

— Des soupçons ? s ’écria Picot en rougissant d ’émotion jusqu’au bout des oreilles ; au nom du ciel, parlez…

— Parlez, parlez !… C’est plus facile à dire qu’à faire ! Mes soupçons sont faux ou vrais. S’ils sont faux, c’est tout bonnement un duel que je m’attire en vous en faisant part. Or, par le temps de peine de mort qui court contre les duellistes, cela vaut la peine d’y réfléchir à deux fois. S’ils sont vrais, c’est une somme énorme que je vous fais retrouver…

— Si je la retrouve, je vous promets une magnifique récompense ! Je vous donnerai cinq francs !

— Le fait est que c’est beau, je ne puis en disconvenir. Oui, mais si je me trompe…

— Alors vous ne me serez d’aucune utilité…

— Ce qui ne m’empêchera pas d’avoir mon duel ! Réflexion faite, je trouve qu’il est plus prudent de me taire.

Le semi-rafalé après avoir fait cette réponse s’éloignait, lorsque Picot le retint vivement. Le malheureux soldat ne pouvait se résoudre à perdre ainsi sa dernière espérance.

— Voyons, camarade, lui dit-il d’une voix suppliante, ne vous gênez pas, faites-moi franchement part de vos désirs. S’il est en mon pouvoir de vous accorder ce que vous me demanderez, c’est une affaire conclue.

— Dame ! à vous parler le cœur sur la main, mes prétentions sont énormes…

— Dites toujours, camarade… voyons…

— Eh bien, je voudrais, soldat, que contre ma confidence vous me remettiez… d’abord, il n’y a pas à marchander, je vous en avertis, je voudrais que vous me remettiez deux francs ! Oui, je sais que c’est là une somme énorme, je le répète… Mais comme au total il s’agit pour moi d’un duel si je commets une erreur, et pour vous de cinquante-huit francs si mon renseignement se trouve vrai, comme je le pense, je ne crois pas ma prétention par trop exagérée…

— Hélas ! répondit le soldat, je ne me ferais pas tirer l’oreille si je possédais la somme que vous désirez…

— Vous n’avez donc pas le sou ? Il ne vous reste donc rien ? Ce n’était pas la peine alors de me faire ainsi perdre mon temps ! s’écria le prisonnier au costume en lambeaux en s’éloignant à grands pas.

Le désespoir du malheureux Picot m’avait touché, et je courus après le demi-rafalé.

— Voici les deux francs que vous demandez, lui dis-je en les lui présentant. À présent vous pouvez parler. Le prisonnier retourna plusieurs fois entre ses doigts la pièce de monnaie que je venais de lui remettre, la fit sauter en l’air en la frappant avec l’ongle de son pouce ; puis assuré enfin qu’elle était de bon aloi, il la noua avec soin dans un lambeau qui lui pendait le long des jambes.

— Votre voleur, dit-il alors en se retournant vers le soldat Picot, qui me serrait les mains à me les briser pour me prouver sa reconnaissance, votre voleur doit être un croque-mort de l’armée de terre nommé Chiquet.

— Chiquet ! s’écria Picot avec un étonnement profond. C’est mon ami intime, il m’a sauvé la vie à l’hôpital de Metz, où il était infirmier, en me vendant un pain chaud de quatre livres pendant que j’étais à la diète et que je mourais de faim. C’est impossible que ce soit là mon voleur. Vous vous trompez…

— Je ne crois pas… Écoutez d’abord.

Le révélateur, avant de poursuivre, regarda de tous les côtés ; et voyant que personne ne faisait attention à nous, il reprit en baissant la voix :

— Chiquet est mon voisin de lit ; son hamac est juste placé sur le mien. Cette nuit donc, je l’entends qui se lève, qui descend en tapinois, et je l’entends bientôt s’éloigner, non pas en marchant, comme un homme qui ne craint pas qu’on l’aperçoive, mais en rampant sur le ventre, comme un méchant serpent !… Tiens, que je me dis, il paraît que ce Chiquet, que je croyais un poltron et un lâche fini, excepté pour se battre en duel parce qu’il est prévôt et qu’il compte sur son adresse ; il paraît qu’il travaille en cachette à creuser son trou et qu’il songe à prendre un de ces jours de la poudre d’escampette. Je ne l’aurais jamais soupçonné capable d’une telle détermination ; ça me réconcilie avec lui. J’allais me rendormir lorsque j’entends un léger bruit : c’était Chiquet qui revenait… Ah ! ah ! que je me dis encore, je ne