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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/70

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— Mort au Français ! s’écrièrent aussitôt quelques Anglais en m’entourant.

Une barre d’anspect se trouvait heureusement sous ma main ; je m’en saisis aussitôt et, hors de moi, laissant enfin éclater toute la colère que depuis longtemps j’accumulais dans mon cœur, je poussai un cri de bête fauve et me jetai sur les soldats et les matelots anglais…

Alors ce fut une bagarre épouvantable, furieuse ; insensible à la douleur je n’obéissais qu’à une idée : faire le plus de mal possible à ces lâches qui ne craignaient pas d’abuser d’une façon aussi odieuse de ce que les hasards de la guerre nous avaient livrés en leur pouvoir.

Je ne sais, sans l’arrivée du capitaine, qu’elle eût été pour moi l’issue de cette lutte ; probablement la mort.

À la vue de leur commandant, les Anglais s’enfuirent et me laissèrent couvert de contusions et de sang. Le capitaine s’empressa de me faire jeter au cachot. Je ne me souviens pas d’avoir jamais été, à aucune époque de ma vie, en proie à un découragement pareil à celui que j’éprouvai en ce moment.

Ma foi, me disais-je, il paraît que je ne suis pas né pour être heureux… et plus tôt j’en finirai avec la prison ou avec la vie et mieux cela vaudra !… Une fois hors de ce cachot, je jure que je ne laisserai pas passer un seul jour sans essayer de m’évader ! De cette façon, ou je reverrai la France, ou je me ferai casser la tête, et au moins de toute manière mon sort ne tardera pas à se décider.

Le cinquième jour de ma réclusion dans la fosse humide et étroite que les Anglais décoraient du nom de cachot, quoique celui de puits eût été beaucoup plus logique, le geôlier qui m’apportait chaque matin le morceau de pain infect et gluant qui était censé devoir me nourrir jusqu’au lendemain vint de meilleure heure que de coutume :

— Vous pouvez sortir, me dit-il très poliment, vous êtes libre.

Je me levai avec peine et je me hâtai de monter sur le pont aussi vite que mes forces me le permettaient, car j’avais besoin d’aspirer un peu d’air. Que l’on juge de ma surprise lorsqu’en passant par la batterie j’aperçus tous mes camarades, semblables à des fous, qui dansaient, s’embrassaient, pleuraient et poussaient des cris inarticulés ! Un moment je crus être le jouet d’un songe…

— Qu’y-a-t-il donc ? demandai-je enfin à un camarade, sergent d’artillerie qui comme moi était depuis près de dix ans sur les pontons.

À cette question le sergent ne répondit pas ; mais se jetant à mon cou, il se mit à me serrer entre ses bras, sur son cœur, tandis que deux ruisseaux de larmes s’échappant de ses yeux inondaient mon visage.

De plus en plus étonné, je lui répétai ma question.

— La paix vient d’être signée et nous sommes libres ! me répondit-il d’une voix étranglée.

À ces paroles, pourquoi ne l’avouerais-je pas ? je me sentis défaillir et je me mis à pleurer… Ma joie était si intense qu’elle m’étouffait. Prenant ma course comme un insensé, je me précipitai sur le pont ; apercevant ma cabine, je me mis à briser en morceaux mon chevalet et mes pinceaux !… Huit jours après j’étais chez l’excellent Smith. Je me sentais si complètement heureux que je n’éprouvais plus ni haine ni colère contre les Anglais. J’allais revoir la France ! À quoi bon me souvenir du passé ? Le nom d’Abraham Curtis ne se présenta même pas une seule fois à ma mémoire.

Le 16 avril… je m’embarquais pour la France… Je renonce à peindre l’émotion profonde que je ressentis en débarquant à Cherbourg… Il y a de ces joies immenses que l’homme peut à peine supporter et qu’il lui serait impossible de décrire… Je prévins ma famille du jour et de l’heure de mon arrivée…

Le 20… je revoyais Paris après une absence de vingt années !… Bizarre coïncidence : ce fut par la barrière même d’où j’en étais sorti qu’un accident de route, changeant l’itinéraire de la voiture, m’y fit rentrer. En arrivant dans l’allée des Veuves, je vis un homme qui semblait attendre. Cet homme était mon père ; il était bien changé, mais mon cœur le reconnut… Oui, enfin, mon père me serrait dans ses bras à cette même place où vingt ans auparavant il m’avait donné ce baiser d’adieu… qui devait retentir dans la postérité !