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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/69

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et sans vous, ajouta Mercadier en me serrant la main, nous étions escofiés. Merci monsieur ! Entre vous et moi à présent, c’est à la vie et à la mort !

— Comment cela s’est-il passé ? Et les contrebandiers ?

— Ne parlez pas, cela vous fatigue. Ça s’est passé que votre coup de feu et vos cris nous ont vivement dégrisés, qu’il y a eu une bagarre générale affreuse, et qu’à défaut de nos pistolets que nous n’avons pas même eu le temps de décharger, car les smugglers se sont jetés sur nous comme des bêtes fauves, nos coutelas nous ont permis de venir à bout de ces bandits. Jeffries a été tué… par qui ? Je l’ignore. Il faisait tellement nuit et nous étions si troublés, que notre victoire peut être tout aussi bien attribuée au hasard qu’à notre courage… Quant aux deux autres smugglers, ma foi, j’ai bien peur pour eux qu’on ne les ait fait passer par-dessus bord !… Enfin, à part votre blessure et celle de ce pauvre Lebosec, tout est pour le mieux ! Le vent continue à souffler favorable, nous possédons une excellente embarcation, nous avons fait bonne route cette nuit, et nous n’avons plus rien à craindre que la rencontre des croiseurs !… Vive la France et la liberté !

Après avoir causé encore quelques instants avec mes camarades, comme j’étais exténué par la course de trois lieues que j’avais faite la veille et affaibli par la perte de mon sang, je me rendormis d’un profond sommeil.

— Monsieur, me dit une voix à mon oreille, tandis que je me sentis secoué assez rudement par le bras, réveillez-vous !

— Qu’y a-t-il ? demandai-je en ouvrant les yeux et en m’asseyant sur un banc.

Cette question était inutile : la vue d’une corvette de guerre, qui n’était guère éloignée de nous de plus d’un demi-mille, et qui se dirigeait tout droit vers notre embarcation, m’apprit de suite ce dont il était question.

— Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je, les Anglais ! nous sommes perdus !

— Les Anglais ! c’est justement ce que nous ignorons, me répondit Mercadier. Je vous ai justement réveillé afin de vous demander votre opinion… Considérez attentivement cette corvette…

— Hélas ! je ne la vois que trop… Mais qu’aperçois-je devant nous ?

— Ce sont les côtes de France, c’est la montagne du Roule qui domine Cherbourg ! me répondit Mercadier d’une voix sourde et émue.

— La France ! cette terre est la France ! m’écriai-je avec transport. Oh ! mon Dieu, protégez-nous !…

Et j’éclatai en sanglots. Jamais, durant ma vie si accidentée et si remplie de catastrophes, je n’ai ressenti aucune émotion comparable à celle que me fit éprouver en ce moment cette espèce de nuage indécis qui se détachait à peine de la brume à l’horizon et représentait ma patrie…

— Eh bien, me dit Mercadier, et cette corvette, qu’en pensez-vous ?

J’arrachai avec peine mes yeux des côtes de France pour les reporter sur le navire en vue.

— Hélas ! c’est un Anglais ! m’écriai-je avec désespoir.

En effet, un quart d’heure plus tard, nous étions de nouveau prisonniers de guerre ! Singulier hasard ! cette corvette, le Victory, qui allait me rejeter sur un ponton, était le même navire qui quinze ans auparavant m’avait délivré, le lecteur s’en souvient peut-être encore, des pirates de l’archipel indien.

Le surlendemain, à la chute du jour, j’étais réintégré à bord de la Vengeance.


XXVI.


Le cachot – Toujours le juif – Bêtise d’un ivrogne – Ma sortie du cachot – La paix se conclut – Je suis libre – Mes adieux à l’honorable Smith – Retour dans ma famille


Une espèce d’enquête ne tarda pas à s’ouvrir, tant sur notre fuite que sur notre combat avec les smugglers ; mais, comme il fut bientôt évident pour les Anglais que nous n’avions fait que repousser la force par la force, et que le seul crime dont on pût nous accuser était de n’avoir pas voulu nous laisser assassiner, l’instruction commencée fut presque aussitôt abandonnée.

Quant à moi, à peine eus-je mis les pieds sur la Vengeance que l’on me conduisit au cachot où je restai, sans que l’on daignât s’occuper de ma blessure qui pendant quinze jours entiers me fit horriblement souffrir. J’en sortis maigre comme un squelette et dans un déplorable état de santé.

Ah ! combien je regrettai alors de n’être pas resté tranquillement à terre ! combien je me repentais d’avoir tenté cette dernière évasion ! Le fait est que mon sort n’était plus tolérable : privé de la cabine que j’occupais sur le pont, de la petite chambre qu’en ma qualité d’interprète l’on m’avait accordée dans la batterie de 18, je me trouvais confondu pêle-mêle avec les prisonniers, sans aucun moyen de reprendre mes travaux de peinture et de mathématiques.

J’ai oublié de dire qu’avant de m’embarquer avec les contrebandiers j’avais laissé au bon Smith tout l’argent que je possédais, et qui s’élevait à une somme assez forte : malheureusement la sévérité de l’indigne commandant de la Vengeance était telle que nous ne pouvions communiquer que fort difficilement avec la terre, et que par conséquent M. Smith se trouvait dans l’impossibilité de me faire passer des secours. J’en étais donc réduit à la ration de tout le monde, c’est-à-dire que je mourais de faim.

Cet état de choses durait depuis plus d’un mois lorsque je reçus un matin la visite de l’infâme Abraham Curtis ; je ne puis dire l’horreur que me causa sa vue. Il me sembla que j’étais en présence d’un hideux reptile et j’eus toutes les peines du monde à contenir ma colère.

— Garneray, me dit-il, rassurez-vous, je ne viens pas ici pour insulter à votre malheur ; vous m’êtes trop indifférent pour cela…

— Alors, pourquoi avez-vous voulu, misérable, me livrer à la justice ? lui dis-je. C’est vous qui êtes la cause de mon arrestation ; car sans l’appréhension que me faisait éprouver votre caractère vil et vindicatif, sans vos agents d’espionnage, je n’aurais pas songé à m’embarquer et je serais encore chez l’excellent M. Smith.

— Ce n’était point par vengeance que je voulais vous livrer à la justice, me dit-il, car je n’ai contre vous ni haine ni rancune… vous n’êtes pour moi qu’une bonne affaire… pas autre chose… C’était donc pour ne pas perdre une bonne affaire que je tenais à vous garder en Angleterre… À présent, écoutez-moi avec attention ; je n’aime pas à me répéter.

— Parlez, je suis préparé à tout entendre de votre part.

— Oh ! je ne ménagerai ni ne chercherai mes expressions. Vous êtes misérable, sans un farthing en poche, mourant de faim et en butte à la tyrannie de votre capitaine… donc vous ne vous refuserez pas à ce que je veux de vous.

— Des tableaux sans doute, digne Abraham ?

— Toujours ! Demain je vous enverrai tout ce dont vous avez besoin pour vous remettre à l’ouvrage : chevalet, pinceaux, toiles et couleurs, et je prierai mon cousin de vous rendre votre cabine…

— Le fait est que je serais bien sot de faire de la dignité avec un gredin tel que vous, m’écriai-je. J’accepte votre proposition. Qu’on me rende ma cabine, que l’on me permette de communiquer avec la terre et de m’y procurer les commodités dont je suis privé, et c’est un marché conclu…

— À partir de demain vous jouirez de toute la liberté compatible avec votre position de prisonnier… À propos, comme il vous serait sans moi impossible de travailler et que la liberté que vous désirez est une chose qui ne peut se payer trop cher, je réduirai le prix que je vous payais jadis pour vos tableaux…

— Peu m’importe : faites comme vous l’entendrez…

— Parbleu, j’y compte ! Je vous achèterai vos tableaux à raison de dix shillings…

J’étais alors tellement accablé et si malheureux que j’acceptai cette offre sans hésiter. Le lendemain je rentrai en possession de ma cabine. De la fin de 1813 au commencement de 1814, les Anglais redoublèrent de mauvais traitements contre nous et ne cessèrent de nous abreuver d’outrages ; chaque jour on recevait la nouvelle de désastres des armées françaises et nos revers donnaient à nos bourreaux une incroyable impudence.

Quoique ma condition, matériellement parlant, fût beaucoup moins désastreuse que celle où se trouvaient réduits mes malheureux compagnons de captivité, je n’en étais pas moins, comme le premier venu, en butte aux insultes incessantes de nos geôliers.

À chaque instant, il me fallait entendre parler et de l’empereur et de nos armées dans les termes les plus méprisants ; les Français étaient des lâches qu’il suffisait de regarder en face pour les mettre en fuite ; ils n’étaient bons qu’à massacrer les enfants et outrager les femmes ; ils ne valaient pas la peine qu’on employât contre eux la fusillade et la mitraille, des coups de bâton suffisaient, etc., etc. : c’était à devenir fou de colère.

Un jour, c’était en avril, que je montais selon mon habitude de bonne heure sur le pont pour me mettre à l’ouvrage, le maître d’équipage de la Vengeance, dont j’avais refusé de faire le portrait et qui me gardait rancune, s’avança, et me saluant d’un air moqueur :

— Vous avez servi dans la marine impériale, garçon ? me dit-il en chancelant et d’un ton à me prouver qu’il était ivre.

— Oui, j’ai eu en effet le plaisir de voir s’abaisser souvent devant le pavillon tricolore le drapeau anglais, lui répondis-je froidement.

— Alors, si vous avez servi dans la marine impériale, vous devez savoir la façon dont les Français saluent les Anglais ; saluez-moi !

— Je ne vous comprends pas, monsieur.

— Allons, rascal, à genoux, et rends-moi l’hommage que tes compatriotes doivent aux marins de ma nation ! Vite, à genoux et salue ! reprit l’ivrogne qui, me tournant le dos, se permit un geste aussi ignoble que grossier.

— Salue donc, scoundrel, s’écria un matelot aussi ivre que son patron, qui, me prenant au collet, voulut me faire mettre à genoux.

J’aurais dû mépriser une insulte pareille ; mais, ma foi, ma patience était à bout : je frappai si violemment du poing le matelot qui avait osé me saisir que je l’envoyai, le visage ensanglanté, tomber à trois pas plus loin.