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Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/9

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me trompe pas, Chiquet ne fait pas de trou, il aura été indisposé, voilà tout.

« Or, nous arrivons au beau de l’histoire. Voilà qu’au moment où Chiquet va pour remonter dans son hamac le pied lui glisse et il s’étale un peu rudement par terre. Qu’est-ce que c’est ? que je me dis de nouveau ; Dieu du ciel, on croirait qu’il pleut des louis ! En effet, je venais d’entendre, et je suis bien certain de ne pas m’être trompé, le bruit produit par une pièce d’or rebondissant par terre.

« – Dors-tu, Barrière ? que me demande aussitôt Chiquet en posant doucement sa main sur mon bras et en approchant son mufle de ma bouche. “ Bon, que je réfléchis, il y a quelque chose là-dessous, je m’en vais te fiche dedans. ” Et voilà que je me mets aussitôt à ronfler comme un serpent d’église.

— Eh bien ! qu’est-ce que ça prouve ? demande le soldat Picot.

— Ça prouve, soldat, reprit le nommé Barrière, que si vous avez été volé, vous méritiez de l’être, parce que positivement vous manquez de vivacité d’esprit…

— Le fait est, ajouta Bertaud, qu’il me semble assez difficile, d’après ce récit, que l’infirmier ne soit pas coupable.

— Je ne puis croire une pareille chose ! s’écria Picot, dont la contenance gênée et embarrassée prouvait l’indécision. Chiquet me voler ! lui qui m’a vendu un pain de quatre livres quand j’étais…

— Après tout, si cet honnête Chiquet possède aussi de l’or ! dit Barrière.

— Chiquet, de l’or ! allons donc ! Il est rafalé comme quatre. Je lui ai prêté hier soir deux sous. Au fait, mais, s’il avait de l’or…

— Allons, Picot, taisez-vous et ne gesticulez pas ainsi, dit Bertaud en interrompant le soldat, vous allez éveiller l’attention du public.

— Mais que faire, camarade ?

— Allez trouver sans perdre de temps le président du tribunal, et déposez-lui votre plainte.

— Oui, vous avez raison, c’est là le plus prudent. Je vais de ce pas trouver monsieur Thomas… C’est un malin qui saura bien tirer cette affaire au clair. Cinq minutes plus tard deux hommes amenaient l’ex-infirmier Chiquet devant le prétendu gabier Thomas, qui, assis sur un banc entre quatre ou cinq prisonniers, les jurés du ponton, attendait le coupable.

Comme les trois louis provenaient de moi, on vint me chercher pour m’avertir que le tribunal attendait ma déposition ; je m’empressai d’obéir. La séance commença aussitôt ma comparution.

Rien de plus régulier, du moins quant à la forme, qu’un tribunal de ponton. Seulement ils étaient beaucoup plus expéditifs que ne l’est la justice ordinaire.

Le président Thomas, après avoir écouté attentivement ma déposition qui dura au reste à peine une minute, ordonna que l’on fouillât l’accusé. Hélas ! l’imprudent avait gardé les trois louis dans sa poche, et on les trouva aussitôt.

— D’où vous vient cet or ? lui demanda le président.

Chiquet voulut parler de sa famille, qui lui faisait passer des secours, de gain de jeu, etc., etc., mais à chacune de ces défaites il lui fut aussitôt prouvé qu’il mentait. Enfin Chiquet, à bout de ressource, poussé dans ses derniers retranchements, finit par déclarer qu’il avait trouvé cet argent par terre.

Un murmure désapprobateur lui prouva aussitôt combien cette excuse était maladroite, et il n’insista plus.

— Avez-vous quelque chose à ajouter ? lui demanda le président après que le défenseur choisi par Chiquet, un ancien étudiant, eut présenté avec assez d’éloquence, ma foi, la défense de l’accusé.

— Rien ! répondit Chiquet avec accablement.

Le président fit alors un rapide et impartial résumé des débats ; puis les juges s’étant rapprochés les uns des autres et ayant causé pendant quelques secondes à voix basse, rendirent leur arrêt.

Cet arrêt, sans appel, qui condamnait Chiquet à recevoir trente coups de corde, devait être exécuté sur l’heure et séance tenante.

Aussitôt le jugement prononcé, vingt bras saisirent l’infortuné Chiquet, qui en un instant se trouva dépouillé de sa chemise et attaché fortement, les mains placées en l’air, à un barreau de la batterie. L’exécution commença sans plus tarder. Les prisonniers, rangés en foule autour du patient, chantaient en chœur la Marseillaise, afin de couvrir ses cris et de les empêcher de parvenir jusqu’aux Anglais. Cette dernière précaution était au reste inutile, car lorsque la corde qui servait d’instrument de supplice s’abattit pour la quinzième fois sur le dos du malheureux patient, il poussa un dernier cri de douleur et perdit connaissance.

— Continuez, continuez ! cria-t-on de tous les côtés à l’exécuteur qui s’était retourné vers la foule pour la consulter du regard.

Ce ne fut qu’au vingtième coup de corde, alors que le dos ensanglanté de l’ex-infirmier n’offrait plus qu’une seule plaie, que cinq ou six « Assez, assez ! » prononcés avec timidité par quelques âmes compatissantes sollicitèrent la fin de cette tragédie.

On détacha alors Chiquet, dont le corps inerte roula lourdement sur le plancher, comme s’il eût été un cadavre, puis on le jeta dans un des coins obscurs de la batterie.

— En voilà un qui ne recommencera plus, du moins d’ici à quelque temps ! me dit Bertaud. Ma foi, je ne le plains pas ; il n’a que ce qu’il mérite. Voler de pauvres diables comme nous, c’est plus qu’un crime !… Mais, à présent qu’il fait jour, mon cher Louis, et que nous n’avons plus à craindre une surprise, reprenons si tu le veux notre conversation d’hier au soir interrompue par le couvre-feu… Nous fûmes nous asseoir, Bertaud et moi, sur le banc placé près de mon hamac ; puis le matelot, s’étant assuré que personne ne s’occupait de nous, reprit la parole.

— Mon ami, me dit-il, je ne te demanderai pas ta parole d’honneur pour le secret que je vais te confier… J’ai remarqué que les gens qui engagent toujours leur honneur sont ceux sur qui il faut le moins compter… Nous avons navigué tous les deux ensemble sous les ordres de Surcouf, et cela me suffit.

— Parle, Bertaud, tu peux te fier à moi, je t’écoute…

— Que penses-tu d’abord de M. Thomas ?

— Que sa conduite annonce un homme de détermination et de cœur…

— Bien. Apprends donc, cher ami, que nous travaillons lui et moi depuis plus de trois mois à préparer notre évasion… Ce que je te dis là a l’air de te faire plaisir !

— Et comment pourrait-il en être autrement ? Ah ! vois-tu, l’idée de recouvrer ma liberté me cause une émotion…

— Pardieu, ça se conçoit… Voilà quinze jours que je ne dors plus !… Or donc, pour en revenir à notre histoire, nous avons déjà percé aux deux tiers le trou par lequel nous comptons nous sauver !… Veux-tu nous aider et être des nôtres ?

— Si je le veux, Bertaud ! m’écriai-je en serrant avec force la main du Breton ; c’est-à-dire que je te suis plus reconnaissant de la proposition que tu me fais en ce moment que si tu me sauvais la vie !

— Voilà qui est entendu. Allons trouver le capitaine, je veux dire Thomas, et nous coulerons cette affaire.

Je ne me fis pas répéter cette invitation et je m’empressai de suivre mon nouvel ami. Nos recherches ne furent pas longues : au moment où nous allions nous mettre en quête du prétendu Thomas, nous le vîmes venir à nous.

— J’ai à te parler, Bertaud, dit-il en breton avec une émotion qu’il ne put dissimuler.

— Qu’avez-vous donc, capitaine… Pardon… Qu’avez-vous donc, camarade ? lui demanda ce dernier avec inquiétude. Y aurait-il des anicroches ?

Le prétendu gabier lança un regard de reproche sur Bertaud ; mais celui-ci, sans se déconcerter :

— Vous pouvez parler sans crainte devant ce camarade, lui dit-il en me désignant. Nous nous connaissons lui et moi de longue date… Nous avons navigué ensemble sous les ordres de Surcouf…

M. Thomas me fixa alors d’un œil scrutateur, puis souriant tristement :

— Tu as commis là une grande imprudence, Bertaud, dit-il au Breton, heureusement que ta bonne étoile t’a servi !… Tu as trouvé un honnête homme, c’est vrai, car à présent je connais monsieur, mais tu pourrais rencontrer un traître…

— Il n’y avait pas de danger, cap… camarade. Un homme qui a été l’ami de Surcouf, car Surcouf aimait beaucoup son enseigne Garneray, ne devient jamais un traître. Mais qu’avez-vous donc ? vous semblez, sauf le respect que je vous dois, toute chose…

— Tiens, lis ce billet que je viens de recevoir à l’instant, répondit le capitaine en tendant au Breton un petit carré de papier soigneusement plié.

— Oui, de suite, camarade, dit Bertaud, qui se mit à se gratter la tête d’un air embarrassé ; seulement, je dois vous avouer que je n’ai été, pendant toute ma vie, que quatre jours à l’école, et que, par conséquent, je ne déchiffre pas trop couramment l’écriture écrite… Enfin, si vous l’exigez… je ferai de mon mieux ; je connais assez bien les a, les o et les c…

— Écoute, alors, reprit le prétendu gabier qui ne put s’empêcher de sourire à la réponse du matelot.

— À vrai dire, j’aime mieux ça, camarade.

Le capitaine dépliant le billet et regardant autour de lui pour ne pas se laisser surprendre, nous lut à voix basse ce qui suit :

— Capitaine, je suis un misérable. J’ai, pour adoucir mon sort, révélé aux Anglais votre projet d’évasion. Vous êtes surveillé ainsi que Bertaud votre complice. Toutefois j’ai respecté, car l’on ne m’eût pas récompensé davantage pour cela, votre incognito. Je ne me dissimule pas que ma conduite est ignoble, et j’en éprouve, comme le témoigne cet avertissement officieux, de sincères remords… Mais je souffrais tant !… J’étais, lorsque je vous ai trahi, privé de nourriture depuis trois jours…

— Satanée canaille ! s’écria Bertaud lorsque le capitaine eut achevé cette lecture. Eh bien ! qu’est-ce que nous devons faire à présent ?

— Renoncer à notre tentative, mon pauvre Bertaud, dit le capitaine.

— Pardi ! il est certain que je n’ai nullement envie de procurer aux Anglais l’agrément de pouvoir me fusiller à bout portant. Ainsi, nous voilà coffrés ici encore pour longtemps…

— Non, Bertaud, je me sauve demain.