Page:Caraguel - Le Boul’mich’, Les Barthozouls, 1888.djvu/11

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— Quel âge avez-vous ?

— Soixante-quatre.

— C’est un peu tôt pour se reposer.

— Puisque je n’ai rien à faire.

— Et vos vignes ?

— Mes vignes ?…

Il l’avait jointe, et arrêtait le cheval, pour lui tendre la main.

— Mes vignes, reprit-il, pour ce qu’elles valent…

— Vous dites !

— Pour ce qu’elles vaudront, si tu veux, dans trois, quatre ans, dans moins peut-être… Aussi, les ai-je vendues.

— Vous avez vendu !…

— Oui, ma fille.

— Vous avez vendu le Planal ?

— Le Planal… et les Combes… et le Mourel… tout.

— Vous plaisantez !

— Je plaisante… et rendant les rênes : Hi, Bracquet !… Adieu !… Et, si tu m’en crois… vends au plus vite.

— Par exemple ! protesta-t-elle, indignée.

Lorsque Bracquet eut pris l’allure à pas rapides qui, chez les vieilles bêtes lourdes, annonce et prépare le trot, Berthomieu se retournait, lui criant :

— Le phylloxéra n’est pas encore à Narbonne, c’est vrai… seulement il est à Meyravialle… Ainsi…

Ainsi, l’horrible fléau n’était pas rassasié, pas vaincu. En vain la plupart avaient espéré, superstitieux, que, devant la splendeur non pareille du Pays-Bas, il reculerait, surpris d’un scrupule, n’osant, malgré tant de crimes, commettre un sacrilège. Et les sages, qui avaient compté sur la science, n’étaient pas moins déçus. En dépit des greffes, en dépit des sulfures, l’armée des animalcules avançait, tous les jours plus dévoratrice, se propageant à proportion de ses conquêtes. Même que l’arrêtât sur un point quelque miracle, elle ne renonçait jamais, déviait sa marche, se portait au delà, revenait à l’attaque par l’arrière. Maintenant, elle tournait Narbonne de la sorte ; et, tandis qu’elle en ferait le siège, rayonnerait ses ravages par tous les environs. De Meyravialle, elle gagnerait en une étape Saint-Euthrope, puis, à la prochaine, Ferralzan ; et, comme tant de somptueux vignobles, l’Enfilade, à son tour, succomberait. Ainsi, cette terre, mieux ameublie qu’une pâte et plus grasse qu’un terreau, se déclasserait en une de ces landes où les ajoncs broussaillent ! Et ces vignes, aux bras plus nombreux que les andouillers des cerfs ; ces vignes, que couvraient les sarments de mailles d’épervier ; ces vignes, dont la verdure offrait la continuité d’une onde ; ces vignes, qui traînaient leurs raisins trop lourds ainsi que des citrouilles ; ces vignes, encore quelques saisons, ne seraient plus que du bois de chauffage ! La Barthozoule ressentit que tombaient ses cheveux ; que se cariaient ses os ;