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L’Inconnue

En contrebas des loges et des promenoirs, un immense parquet luisant et glissant attendait les danseuses qu’on pouvait choisir ensuite pour la nuit. C’était des femmes mal habillées, fardées et point trop jeunes. Mais elles portaient dans tous leurs mouvements une liberté si grande et si ferme qu’un désir étrange vous faisait éclater le cœur.

Je m’arrêtai pour mieux les voir. Elles encombraient le bar : une vingtaine au plus. Quelques unes, fluettes, dévisageaient avec ennui des femmes inconnues, d’autres regardaient les hommes sans distinction d’âge ni de costume. Elles absorbaient des cocktails à l’éther et d’inqualifiables boissons glacées et parfumées à la rose, au musc, au benjoin, à la verveine.

Une seule, assise à l’écart, vidait mélancolique un litre de vin. Elle était coiffée bizarrement d’un petit chapeau de voyage. Ses mains, couvertes de bagues fausses, n’étaient ni belles, ni bien entretenues, mais son regard, posé distraitement sur moi, m’emplit d’une maladive angoisse.


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