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La seconde fut celle où les idées de proscription qui avaient inspiré la révocation de l’Édit de Nantes, continuèrent à être appliquées, où le clergé conserva la censure littéraire, où les vendeurs de livres prohibés furent flétris de la marque et envoyés aux galères, période où Turgot s’efforça vainement d’appliquer plus complètement les idées de Colbert, relativement à l’affranchissement du commerce intérieur du royaume, des mesures restrictives, presque innombrables, qui interdisaient la circulation du travail et de ses produits[1]

  1. « Entravée et opprimée de toute façon comme l’était la France sous ses rois absolus, l’esprit d’invention et d’entreprise ne pouvait jamais s’élever à ces hautes conceptions, qui, dans ces dernières années, ont conduit l’Angleterre et l’Amérique au faite de la prospérité. Les manufacturiers placés sous la sévère surveillance d’individus qui achetaient leurs emplois du gouvernement, et qui en conséquence, les exerçaient avec rapacité, ne pouvaient hasarder aucun perfectionnement sans enfreindre les règlements établis, et sans courir le risque de voir leurs produits anéantis, brûlés ou confisqués. Dans toute industrie, des règlements officiels prescrivaient aux ouvriers les procédés de travail et défendaient de s’en écarter, sous les peines les plus rigoureuses. Chose ridicule à dire, l’auteur de ces statuts s’imaginait comprendre comment il fallait assortir et apprêter la laine, la soie, ou le coton, étirer les fils, les tordre et les tresser mieux que des ouvriers façonnés à cette industrie même et dont l’existence reposait sur leur talent.
      « Pour assurer l’exécution de règlements aussi absurdes, on avait recours à des mesures inquisitoriales ; on pénétrait par force dans les résidences des manufacturiers ; on faisait dans leurs établissements des perquisitions et des explorations, et des enquêtes sur leurs modes de travail. C’est ainsi que leurs procédés les plus secrets étaient souvent découverts et pillés par des concurrents déloyaux.
      « Le respectable Roland de la Platière, qui fut quelque temps ministre pendant la Révolution française, et se suicida sous le règne de la Terreur, nous a transmis un récit déplorable des nombreux actes d’oppression dont il avait été témoin :
      « J’ai vu, dit-il, jusqu’à quatre-vingts, quatre-vingt-dix, ou cent pièces d’étoffe de coton ou de laine déchirées et complètement détruites. J’ai assisté à de pareilles scènes chaque semaine, pendant des années entières. J’ai vu des marchandises fabriquées, confisquées, de lourdes amendes imposées aux manufacturiers, quelques unes des pièces de la fabrique étaient brûlées sur les places publiques et aux heures de marché ; d’autres étaient attachées au pilori et l’on inscrivait le nom du manufacturier, et celui-ci même était menacé du pilori en cas de récidive. Tout cela s’est fait sous mes yeux à Rouen, conformément aux règlements existants et aux ordres ministériels. Quel était le crime qui méritait un si cruel châtiment Quelques défauts dans les matières employées, ou dans la trame des étoffes fabriquées, ou même dans les fils de la chaîne.
      « J’ai vu souvent, dit Roland, des manufacturiers visités par une bande de satellites, qui bouleversaient tout dans leurs établissements, répandaient la terreur dans leurs familles, coupaient l’étoffe arrachée de la machine, arrachaient la chaîne des métiers et les emportaient comme preuves de l’infraction ; les manufacturiers