Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/147

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continua d’aller vers lui à travers l’abîme, comme le sien se complaisait à venir vers moi. Que de choses il y avait dans le serrement de main que nous échangions souvent en silence en nous retrouvant trente ans plus tard dans la salle de l’Académie !

Le salon de la marquise d’Aguesseau était un confluent où venaient se rencontrer la politique et la littérature pour couler ensemble sur un lit dégagé de tout obstacle. Plus âgée que M. de Chateaubriand, madame d’Aguesseau n’était pas moins passionnée que son illustre ami ; mais si chez elle on comptait souvent avec ses passions, l’on n’y comptait jamais avec ses années, et sous ce rapport la liberté y était entière.

Ce fut dans cette maison que s’établirent mes premières relations avec plusieurs des jeunes écrivains du Globe ; rapports auxquels se rattache la fixation d’une date importante dans ma vie intellectuelle. Ce commerce fit, en effet, comprendre pour la première fois à plusieurs de mes amis comme à moi-même, que nous ne pouvions moins faire pour nos croyances religieuses que d’autres ne faisaient pour de pures théories philosophiques, et que le repos obtenu dans la vérité possédée ne dispensait ni de la peine de la démontrer, ni de l’obligation de la défendre.