Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/146

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sans en rechercher ni l’origine ni la fin, M. Mérimée n’admettait pas qu’on eût pour le cœur plus d’exigence que pour l’esprit ; aussi dégagé par l’un que par l’autre, il ne repoussait pas trop le titre de don Juan à sang froid, que lui avait donné, dans l’ardeur même de sa jeunesse, une personne fort en mesure d’être bien informée. Beaucoup moins heureusement doté, M. Sainte-Beuve à ses débuts paraissait, au contraire, porter avec désespoir le poids accablant de ses jours. Soit que moins de fleurs eussent embelli sa route, soit qu’il en eût trop vite épuisé le parfum, il paraphrasait volontiers dans ses vers le Tædet me vitæ meæ, et le Job de l’île Saint-Louis semblait, comme le lépreux de la terre de Hus, maudire incessamment l’heure de sa naissance. Des rayons de lumière perçaient cependant à travers cette nuit mortelle : M. Sainte-Beuve faisait assez fréquemment reprendre à Dieu le lendemain tout le terrain qu’il lui avait ôté la veille. L’auteur des Consolations, depuis la publication de ce livre jusqu’à celle de Volupté, ne parut guère plus éloigné de l’abbaye de la Trappe que de l’abbaye de Thélesmes, et les paris étaient ouverts sur la question de savoir s’il mourrait disciple de Rancé ou disciple de Rabelais.

J’ai beaucoup connu M. Sainte-Beuve ; je l’ai beaucoup aimé à l’heure où il débattait avec lui-même ces problèmes redoutables. Lorsque, parvenu à cette bifurcation fatale que tout homme rencontre en son chemin, il eut fait un choix définitif ; quand ma pensée fut pour jamais séparée de la sienne, mon cœur, se reportant au souvenir de nos entretiens d’autrefois,