Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/151

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Demeuré fidèle à la rigoureuse méthode écossaise, telle que M. Royer-Collard l’avait exposée quelques années auparavant dans son cours à la Faculté des lettres, M. Théodore Jouffroy circonscrivait étroitement dans l’analyse des phénomènes psychologiques la mission de la philosophie. Cet esprit judicieux, moins pressé de conclure que d’étudier, ne voyait pas sans anxiété la science s’égarer à la poursuite d’un syncrétisme qu’il déclarait tout au moins prématuré. Il s’alarmait surtout lorsqu’elle donnait avec confiance à l’esprit humain, affamé de certitudes, des espérances dont son cœur avait douloureusement sondé l’inanité. Pour M. Jouffroy, l’intelligence s’observant elle-même dans ses opérations internes, était le seul champ légitime de l’investigation philosophique. Or, il demeurait impossible de concilier ces aspirations modestes avec les visées ambitieuses de l’éclectisme. D’après les maîtres écossais suivis par M. Jouffroy, la science, constamment faussée depuis Platon jusqu’à Leibnitz, était tout entière à refaire. D’après les éclectiques, au contraire, la science était faite et parfaite, l’esprit humain s’étant par son énergie virtuelle mis, depuis des siècles, en possession de toutes les vérités, soit sous une forme précise, soit sous une forme symbolique. Selon les premiers, la philosophie n’avait guère constaté que l’existence et l’identité du moi ; selon les seconds, il n’y avait point de découvertes à faire : il fallait seulement interpréter les mythes pour colliger dans une unité vivante les fragments divers de la vérité ; ainsi s’opérerait progressivement dans l’humanité la métamorphose naturelle