Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/51

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Benjamin Constant était un journaliste incisif, qui suppléait à force d’esprit aux qualités oratoires dont il était absolument dépourvu. Rien de plus étrange que le contraste qui se révélait chez cet homme éminent, entre une nature sceptique jusqu’au cynisme, et le dogmatisme théorique qu’il s’efforçait d’introduire dans le droit constitutionnel. Tout était trouble et souffrance dans cette vie partagée entre de grands dérèglements et les plus poignantes tortures de l’intelligence. Ces luttes intérieures, durant lesquelles l’esprit avait étouffé le cœur, déterminèrent la formation d’un ensemble glacial très-repoussant pour la jeunesse, quelque effort que fît Benjamin Constant pour se la concilier.

À côté de ce causeur lettré, dont les événements avaient fait un orateur politique, siégeait un homme dont la pensée ferme, exprimée dans un langage d’un effet toujours calculé, soulevait les applaudissements sans provoquer les murmures, parce qu’il mettait à ménager ses adversaires autant d’art que Manuel et Benjamin Constant pouvaient en mettre à les blesser. Le général Foy était le type de l’orateur militaire. Il s’efforçait d’associer la prudence d’un chef d’armée au brillant entrain d’un soldat ; et des harangues toujours fort travaillées, qui, dans une autre bouche, auraient à coup sûr senti la lampe, sentaient la poudre dans la sienne. Son beau profil se dessinait à la tribune comme un camée antique ; et cet homme, qui fut l’honneur de l’opposition, aurait été, avec Casimir Périer, la force et le conseil du gouvernement de 1830,