Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/52

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si les émotions de la tribune n’avaient dévoré sa vie.

Mais, c’était sur un autre personnage que se portaient surtout les regards des jeunes gens, lorsqu’aux jours d’orage ils envahissaient les abords du palais Bourbon, en poussant dans une attitude peu rassurante le cri fort équivoque de : Vive la charte ! Le vieux général la Fayette n’était ni un orateur ni même, à proprement parler, un homme politique : c’était un drapeau. Il suffisait qu’il se montrât pour provoquer d’enthousiastes acclamations. Le héros des deux mondes avait fini par partager sincèrement l’adoration que l’on portait à sa personne, et par se croire le Bouddha incarné de la liberté. Il régnait dans son attitude une satisfaction béate : n’étant jamais contredit, il ne discutait jamais ; et lorsque l’on causait avec lui, il semblait toujours répondre à sa propre pensée. J’eus l’heureuse fortune de le rencontrer quelquefois le matin chez M. de Kératry, où il apparaissait devant le directeur du Courrier comme le maître de l’Olympe devant un des dii minores. Une telle rencontre était un événement, car voir la Fayette en Europe et Bolivar en Amérique était, en ce temps-là, la suprême ambition des touristes et des curieux. Une conversation accidentelle avec l’un ou l’autre des personnages que je viens de crayonner faisait époque pour toute la jeune génération. Il y avait en tout cela des engouements peu justifiés, et c’est un tort dont on est fort revenu. Quel homme notre jeunesse d’aujourd’hui acclame-t-elle avec excès, et tient-elle pour une bonne fortune de rencontrer ?