Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/56

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ce qu’était cet homme prodigieux. Elle ne l’a pas vu, soulevant un public au tonnerre de sa voix, le domptant par l’éclair magnétique de son regard, pour faire passer son auditoire des frémissements de la terreur aux larmes de la pitié et aux extases de la tendresse. Grand et naïf comme les personnages de la Bible et de l’Iliade, Talma réunissait des qualités qui semblaient s’exclure. Exact dans le costume comme un archéologue de profession, composant son visage d’après Tacite ou Suétone, il brisait le rhythme alexandrin, dans lequel sa parole était emprisonnée, pour monter, le plus souvent sans transition, du réalisme le plus effrayant dans les régions idéales dont sa vue semblait percer les dernières profondeurs. L’hémistiche le moins remarqué lui révélait une source cachée de poésie, et l’auteur était beaucoup plus surpris que le public en voyant le grand acteur lui prêter sa pensée, et transformer, en se l’appropriant, une œuvre qu’il faisait sienne. Bien moins à l’aise avec les poètes de génie qu’avec les écrivains médiocres, plus libre avec Ducis et M. de Jouy qu’avec Corneille ou Racine, Talma n’avait vraiment toute sa valeur que dans les rôles incomplètement dessinés où il pouvait entrer carrément, en unissant à la fidélité scrupuleuse de l’interprète l’originalité créatrice du commentateur.

La mort de Talma hâta la révolution qui se préparait au milieu des controverses les plus ardentes. M. Victor Hugo, auquel les lettres devaient déjà les Odes et ballades, venait de publier le drame de Cromwell qu’il ne destinait point à la scène, mais dont la préface,