Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/76

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bien au rôle que sa position lui avait fait. Atteinte par de grandes douleurs, épuisée par une longue maladie, elle ne poursuivait aucun succès personnel et n’aspirait qu’à placer ses visiteurs sur le terrain qui leur convenait le mieux. Si, dans son salon, madame la duchesse de Duras semblait un peu présider une thèse, quelquefois même un concours ; si, plus tard, le fauteuil de madame Swetchine prit quelque chose de la sainte intimité d’un confessionnal, la chaise longue de madame de Montcalm resta toujours le lit de repos d’une femme souffrante. Rien ne venait troubler l’atmosphère tempérée de ce salon, chacun y mesurant, pour prévenir les dissonances, la portée de ses paroles, pour ne pas dire celle de sa voix.

Un seul des habitués tranchait avec cette réserve générale par la liberté de sa conversation et la vivacité de ses manières. Avec les allures d’un colonel de cavalerie, le comte Pozzo di Borgo avait le regard scrutateur et l’expression féline d’un monsignor romain. Il se complaisait à raconter avec une surabondance toute italienne les pittoresques incidents d’une carrière qui l’avaient conduit des maquis de la Corse à l’Assemblée constituante, pour le faire arriver à représenter la Russie au sein de cette France dont sa haine pour la famille Bonaparte n’avait jamais détaché son cœur. Ce diplomate, si justement renommé, paraissait jouer toujours cartes sur table, portant aussi légèrement le poids de ses secrets que les vrais saints portent le poids de leurs vertus. Ce monde, à la fois sérieux et charmant, était, pour un jeune homme