Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/82

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L’une des plus vives émotions de ma vie est à coup sûr celle que j’éprouvai en quittant pour la première fois la terre de France. Lorsqu’après avoir traversé la Bidassoa, je me présentai à la douane d’Irun pour les constatations d’usage, je fus saisi d’une souffrance presque physique en sentant que je foulais aux pieds un autre sol que celui de ma patrie, et que j’avais désormais à compter avec d’autres lois que les siennes. Cette impression, si profonde lorsque je franchissais les Pyrénées dans toute la sève de ma jeunesse, s’est constamment reproduite chaque fois qu’il m’est arrivé de passer la Manche, le Rhin ou les Alpes. Je suis citoyen de l’univers aussi peu que possible, et rien ne m’inspire plus de repoussement que le cosmopolitisme systématique. La vapeur a singulièrement adouci, mais, Dieu merci, sans la faire disparaître, cette transition du sol natal à la terre étrangère, qui ne saurait s’effacer sans atteindre le patriotisme à sa source. Les chemins de fer ont déplacé les dieux Termes en attendant qu’ils fassent reculer les douaniers. On peut aujourd’hui aller de Bayonne à Madrid en faisant un bon somme ; mais, il y a cinquante ans, un voyage dans la Péninsule équivalait à une excursion dans un autre siècle.

L’Espagne de Ferdinand VII était encore celle des guerrilleros et des contrebandiers ; chaque montagne y avait sa légende de la guerre de 1808 ou de la guerre civile de 1822, et l’on s’y heurtait partout à des tombes ou à des ruines. C’était encore le pays pittoresque où l’étranger, au penchant des précipices, confiait sa vie