Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/83

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à l’adresse d’un arriero et au bon naturel de ses mules, où il traitait avec les bandits dans les gorges des sierras, se mettant le jour au régime du chocolat et des pois chiches, et passant la nuit, des pistolets à la ceinture, dans une posada mal famée. Cette promenade en plein moyen âge n’avait rien de contrariant pour un admirateur de Walter Scott, qui venait de lire Waverley, ou l’Écosse il y a soixante ans. Ma mémoire était d’ailleurs toute pleine des souvenirs du siège de Sarragosse et des aventures de Mina ; enfin, j’espérais bien, en partant, trouver dans tous les moines que je rencontrerais sur ma route, égrenant leur chapelet au pied des madones, un reflet de l’héroïque trappiste de M. Alfred de Vigny. Si ces espérances furent quelquefois trompées, si la triste tentative de restauration absolutiste que j’eus sous les yeux exerça sur la direction de mes idées une action en sens contraire, je recueillis, dans ce voyage prolongé jusqu’à l’extrémité de la Péninsule, des souvenirs dont la persistante jeunesse semble à cette heure me rajeunir moi-même.

Je respirai à pleins poumons une vie nouvelle en contemplant aux premiers rayons du jour ces hautes montagnes aux pitons neigeux, qui émergeaient des ténèbres comme une vision enchantée, et sur lesquelles la lumière semblait effeuiller des roses. Bientôt la Biscaye mit sous mes yeux ses tapis de molle verdure comme pour les reposer de ces longs éblouissements. Le lendemain, des défilés aux rocs sourcilleux, auxquels se rattachaient de sinistres légendes, me conduisaient dans les plaines désolées de la Castille, où je