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Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/86

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vent dans une vraie commensalité ! Il trouve là le grand d’Espagne, engagé dans une conversation familière avec l’arriero et le matador ; il le voit, un cigare de Séville à la bouche, devisant jusqu’à la nuit close d’une sérénade mystérieuse, de la pendaison d’un bandit ou des scènes récentes de l’amphithéâtre. D’ailleurs, ni thé à prendre, ni sandwich, ni tourte à la rhubarbe à se mettre sous la dent ; on lui présente pour toute nourriture quelques mets accommodés au safran et à l’huile rance, on met enfin à la disposition de Son Excellence, pour qu’elle y passe la nuit dans un dortoir blanchi à la chaux, un lit de chartreux, dressé par une maritorne, seul souvenir vivant de Don Quichotte offert au voyageur, même au village du Toboso ! Le moyen, après tant d’amertumes, de ne point donner à l’Espagnol un rang inférieur à celui du Turc dans l’échelle de la civilisation ?

Aucun écrivain anglais n’y a manqué, et la monacale Espagne a fourni aux rares ladies qui ont passé la Sierra-Morena les pages les plus sombres de leur album. Nous qui mesurons habituellement la culture intellectuelle à l’analogie des mœurs étrangères avec les nôtres, nous n’avons guère été plus justes pour un pays où la langue française est fort peu parlée, où tout diffère de nos usages, particulièrement dans la sphère des plaisirs. Quelle impression peut, en effet, emporter de la société espagnole un homme du monde dressé à nos réunions élégantes et froides, lorsqu’il se trouve dans une tertullia où les femmes arrivent sans toilette et les hommes en redingote, soirée libre et bruyante