Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/94

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la plus bruyante gaieté, en vint à me demander d’un air narquois si ma mère n’avait jamais voyagé en Espagne. Lorque je crus n’avoir plus qu’à partir, mon mayoral, qui s’était très-probablement entendu avec ces gentilshommes de grand chemin pour que je leur rendisse visite, me prit à part pour me déclarer qu’il était prudent de ne pas laisser venir à ces messieurs de mauvaises pensées, et que j’agirais sagement en leur laissant, en souvenir de leur bon accueil, et comme spécimen de l’industrie française, des produits de laquelle ils faisaient le plus grand cas, ma belle paire de pistolets et ma longue-vue, qui la représenteraient fort honorablement. Le ton avec lequel ce charitable avis m’était donné interdisait toute discussion, et j’aimais mieux me montrer généreux que de partir dévalisé. Mon manteau, fort adroitement escamoté, acheva le règlement de compte. Ainsi allégé, je gagnai sans nul autre incident fâcheux le nid de vautours au-dessus duquel l’Angleterre fait flotter, depuis le traité d’Utrecht, le signe de sa suprématie maritime.

J’ai franchi, à des époques diverses de ma vie, le détroit de Gibraltar ; et, contrairement à ce qui arrive pour la plupart des grandes scènes de la nature, ce tableau s’est chaque fois présenté à mes yeux sous des couleurs plus saisissantes. C’est que l’impression qui s’en dégage va plus à l’intelligence qu’à la vue, malgré la beauté d’un paysage dont les derniers plans se perdent dans les vapeurs de l’Atlas. Sur le Bosphore, le voyageur touche aussi du regard et presque de la