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de ses ombres : c’est alors surtout que le missionnaire abandonné fit de tristes réflexions. Il pensa à M. l’abbé Harper qui s’était noyé à sept milles en haut de La Tuque, à un autre missionnaire qui avait péri dans les missions du Saguenay ou du lac Saint-Jean, et il trouva que, sur son lac lointain, il allait former la pointe d’un funeste triangle. Il pensa à ses amis qui étaient tranquilles dans leurs presbytères : ils sont heureux, se disait-il à lui-même. Je ne les verrai plus, et pourtant je suis jeune. J’aurais bien voulu ne pas mourir ainsi abandonné ; j’aurais voulu qu’un ami vint me fermer les yeux et qu’un confrère me donnât les derniers secours de notre divine religion.

Je dois dire cependant qu’il lui restait une consolation dans son malheur ; lorsqu’il se demandait : Est-il bien certain que je vais mourir sur la glace de ce lac lointain ? il lui semblait entendre une voix intérieure qui lui disait : Tu ne mourras pas, tu verras encore tes confrères, tes amis. Il lui restait l’espérance. Il ne savait sur quoi elle était appuyée, mais enfin l’espérance veillait dans son âme.

De temps en temps le froid le pénétrait en lui faisant éprouver des douleurs atroces : il se retournait alors sur la neige, afin de réchauffer un peu la partie qui se trouvait exposée au froid, et il passa ainsi, sans sommeil et sans repos, la nuit la plus longue qu’il eût encore vue de toute sa vie.

Pendant ce temps le compagnon s’avançait lentement au milieu des ténèbres. Guidé sans doute par son ange gardien, il arriva sur le matin au chantier qu’il cherchait depuis si longtemps.

Le contremaître du chantier, Monsieur Euchariste Morel, ouvrit la porte du chantier au pauvre homme qui était demi-mort de fatigue et de faim, puis il lui demanda : M. Chrétien, où est-il ? Je l’ai laissé sur le lac, répondit le compagnon ; il ne pouvait plus marcher, et notre cheval n’avait plus la force de nous traîner. C’est un homme mort, s’écria M. Morel avec une profonde émotion, néanmoins il faut aller à son secours. Il fit atteler son meilleur cheval, prit des pro-